Analyse et Stratégie : Il a le nom d'un Super-vilain Marvel et c'est une menace pour la Bourse

Des milliers de milliards de dollars aux mains de moutons de Panurge. Le conditionnement des masses à la Huxley, Orwell, Bradbury, dans toute sa splendeur en Bourse, où le conformisme s’est répandu comme du chiendent. Franchement, rien d’étonnant à ce que la volatilité ait disparue. Là voilà endormie par la pensée unique, la fin de la confrontation des opinions, pourtant indispensable à l’instauration du juste prix. Un professionnel de marché nous racontait dernièrement avoir lu quelque part, il ne sait plus où, que les ETFs étaient devenus le mode de transport préféré des robots (le trading automatique compte pour 60% des échanges sur Euronext, 90% à Wall Street) pour embarquer la foule toujours plus nombreuse d’investisseurs passifs. Chez Pictet Asset Management, on calcule que, vu la vitesse à laquelle ces ETFs grossissent, les fonds indiciels détiendront dans dix ans toutes les actions des entreprises cotées à la Bourse de New York, première place financière au monde.
 

Les ETFs, l’une des trois catégories d’Exchange Traded Products (ETPs), sont des fonds d’actions cotés en Bourse, librement échangeables avec des prix d’achat et de vente en continue, construits de telle sorte qu’ils répliquent les variations d’un indice (Cac 40 ou S&P 500 par exemple). Ici, au lieu d’acheter une action, on achète un panier d’actions. Si le Cac 40 gagne 1%, un ETF construit sur le Cac 40 gagnera lui aussi 1%, ou du moins gagnera pas loin de 1%. Parmi les autres ETPs, on trouve les ETCs pour les matières premières et les ETNs pour l’obligataire. A la base, ces produits dérivés ont été inventés comme un outil de couverture, permettant de diversifier son portefeuille et donc de réduire les risques suivant l’adage « ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier ».

Ces bestioles financières nées en Amérique du Nord autour des années 90 dans le but de répliquer facilement et à moindre coût un indice boursier (pour par exemple une exposition diversifiée à un pays, à un secteur) sont devenues des monstres. Des golems qui, avec l’envolée des cours et les entrées de capitaux, pèsent actuellement sur la balance 3.600 milliards de dollars (2.900 milliards d’euros) selon Bloomberg, soit plus que la Bourse de Paris dans son ensemble (2.800 milliards d’euros). Et bien évidement, étant donné que les Etats-Unis comptent pour plus de la moitié de la capitalisation mondiale, ils sont largement exposés à la première économie mondiale, beaucoup au travers de son indice boursier star le plus large, le S&P 500, lui-même dominé par les entreprises de la « tech » (un quart du poids de l’indice, parce que, en Bourse, plus une entreprise est grosse, plus elle pèse lourd), secteur à la croissance si insolente qu’il a attiré les investisseurs du monde entier pendant les années de vache maigre économique.

Les secteurs de la technologie et de la consommation discrétionnaire (où sont rangés Amazon et Netflix) ont compté pour la moitié de la hausse du S&P 500 depuis 2009.

Les secteurs de la technologie et de la consommation discrétionnaire (où sont rangés Amazon et Netflix) ont compté pour la moitié de la hausse du S&P 500 depuis 2009.

Les secteurs de la technologie et de la consommation discrétionnaire (où sont rangés Amazon et Netflix) ont compté pour la moitié de la hausse du S&P 500 depuis 2009. | Crédits photo : Capital Economics

Parce que « fondamentalement, quand on investit dans les ETFs, on mise sur les plus grosses valeurs (et non pas sur la valorisation ou les autres fondamentaux) », explique Supriya Menon, stratégiste Multi-Asset chez Pictet AM, mieux vaut pour la stabilité de la finance mondiale que rien de vraiment méchant n’arrive à Apple ou Alphabet (Google) ou Microsoft, ni à Amazon ou Facebook. Surtout que ces cadors de la côte mondiale ne se cantonnent pas qu’aux ETFs sur indices américains, ils pullulent également dans tout un tas d’autres trackers. Pour l’exemple le plus frappant, près de 300 ETFs sont exposés à Apple, dont la moitié avec des positions dans le Top 15 des avoirs des fonds, selon ETF Database. On en trouve dans les ETFs construits à partir des 100 plus grosses sociétés cotées au monde, dans ceux qui miment les performances des pros de l’intelligence artificielle, aussi dans les ETFs « low-vol » qui regroupent les actions les moins volatiles.

La « tech » est pourtant un métier risqué – on peut citer la concurrence (celle du Galaxy de Samsung sur l’iPhone d’Apple par exemple), la régulation, les cyberattaques, un plantage à la Kodak, un relèvement des taux d’intérêt à cadence forcée ou même la vendetta de Donald Trump contre Jeff Bezos, le patron d’Amazon, homme le plus riche du monde qui a en plus le mauvais goût de posséder le Washington Post – et pourtant ces actions ne font que monter et la volatilité associée, jauge de la nervosité, du risque, ne fait, elle, que baisser. Et cette histoire, c’est celle du serpent qui se mange la queue. Puisque que comme le cours de ces actions grimpent toujours plus haut, elles sont de plus en plus recherchées, pèsent de plus en plus lourd dans les indices et par ricochet dans les ETFs. La volatilité baisse, séduisant encore et encore les investisseurs « low-vol », catapultant les cours à de nouveaux sommets. Bouton « repeat » enclenché.

« Big Bang »

Selon l’étude réalisée par Pictet AM, les « Trois Gros » de la gestion passive, StateStreet, Vanguard et BlackRock (70% du marché des ETFs), contrôlent 18% du capital des cent plus grosses sociétés du S&P 500, à comparer à 7,7% au troisième trimestre de 2007. Ensemble, ils détiennent environ 15% d’Apple, Alphabet, Microsoft et Amazon, d’après les formulaires 13F que les gros investisseurs (ceux qui possèdent plus de 100 millions de dollars de titres américains) doivent remettre chaque trimestre à la SEC, le gendarme de la bourse américaine. Ils possèdent également 15% de Facebook. Jusqu’à récemment, le placement était juteux ; depuis les premiers pas en Bourse du réseau social en mai 2012, le cours de l’action a été multiplié par plus de quatre. Mais depuis le constat fait en février, à l’occasion de la publication des comptes 2017, d’une baisse du temps d’utilisation du réseau et surtout depuis l’affaire Cambridge Analytica, qui a braqué les projecteurs sur l’importante question de la protection des données personnelles, Facebook est en bien mauvaise posture en Bourse. L’action a dévalé de 15% en deux mois. En mars, quand Facebook chutait de 10% en Bourse, plus déstabilisateur encore, Apple et Alphabet abandonnaient 6%, et Amazon perdait 4% sur le projet de Bruxelles de taxer les revenus des géants du numérique. Si bien que le S&P 500, après avoir déjà lâché plus de 4% en février, lâchait encore 2,69% en mars (-1,14% seulement pour l’indice équipondéré).

En date d'hier, mercredi 18 avril, SPY était en 16e position du classement des capitalsiations mondiales, devant le géant mondial de la distribution Walmart.

En date d'hier, mercredi 18 avril, SPY était en 16e position du classement des capitalsiations mondiales, devant le géant mondial de la distribution Walmart.

En date d’hier, mercredi 18 avril, SPY était en 16e position du classement des capitalsiations mondiales, devant le géant mondial de la distribution Walmart. | Crédits photo : Bloomberg

Le S&P 500 a atteint des sommets fin janvier, avec une poussée de l’indice en séance à 2.872,87 points, emmenant avec lui SPY, le plus gros ETF du monde, à valoir plus de 300 milliards de dollars, autant que Samsung, avec qui il rivalisait dans le Top 20 des capitalisations mondiales. Un beau cadeau d’anniversaire pour cet ETF qui venait tout juste de fêter ses 25 ans. « Aujourd’hui, beaucoup d’investisseurs utilisent SPDR S&P 500 ETF (SPY) comme une part intégrante de leur boîte à outils grâce aux caractéristiques [du produit] : liquidité, résilience et performance continuelle », se félicitait, le 25 janvier, James Ross, vice-président de State Street Global Advisors, à la tête de la division SPDR dédiée aux ETFs, sur le blog maison. Oh que de SPY, ils en sont fiers chez SPDR ! On parle de lui comme d’un « Big Bang », il a chamboulé le monde de l’investissement. C’est bien simple, à lire M. Ross, sans SPY, le monde des ETPs ne seraient pas aussi gros aujourd’hui, tout comme « sans l’invention des smartphones, il n’y aurait pas eu de Twitter ou de Uber. » Peut-être. Mais en tout en cas, la grogne des taxis ne met pas en péril les Bourses mondiales. Parce qu’un ETF dans le Top 20 des capitalisations mondiales parce qu’il possède beaucoup d’actions du Top 10 trusté par la « tech », Apple et Alphabet en tête, qui dictent la tendance de tout le secteur technologique, n’a rien de rassurant. Un trader basé à Londres, pour qui la puissance des ETFs est clairement une menace pour la Bourse, nous fait remarquer que le plus gros ETF du monde porte le même nom qu’un Super-vilain de chez Marvel, le Spymaster, dit « Spy », qui apparaît notamment dans les sagas Iron Man et Daredevil.

Pourquoi SPY comme nom pour cet ETF ?

Certainement parce que le code mnémo du S&P 500, le petit nom de l’indice à partir duquel est construit le tracker, est SPX. Et Y vient après X dans l’alphabet.

Un Vix-Maggedon en pire

Le risque avec les ETFs, c’est qu’ « ils exposent les investisseurs à certaines des actions les plus surévaluées au monde », pointe le trader. La recherche a déjà démontré que l’entrée d’une action dans un ETF pouvait booster sa valeur jusqu’à 40%. Alors oui, en théorie, la Main Invisible est là pour corriger les prix abusifs des actions. Les investisseurs actifs, qui travaillent à débusquer les actions trop chères pour les vendre et à acheter les titres sous-valorisés, devraient jouer un rôle de régulateur, mais voilà, ce n’est pas le cas. Ou pas assez. Comme le fait remarquer M. Menon de chez Pictet AM, « la gestion passive en est à un point qu’elle pourrait bientôt devenir la forme dominante d’investissement sur certains marchés, comme par exemple sur les actions américaines. » La régulation est passée par là, elle a démasqué les fonds faussement actifs, elle a fait la chasse aux gérants qui font payer la réplication d’indices au tarif de la gestion active (pratique frauduleuse qui présente l’avantage pour le gérant d’être moins coûteuse, puisqu’elle ne nécessite pas de recherche, magouille qui évite aussi de sous-performer, c’est-à-dire d’afficher des performances inférieures à celles du marché, ce qui est un atout dans un métier aussi concurrentiel). Et puis, quand la Bourse est euphorique, qu’elle monte autant, partout, comme elle le fait depuis dix ans, à quoi bon débourser pour de la gestion active, aux frais de gestion plus élevés.

Maintenant, l’argent mondial en Bourse est concentré sur quelques très grosses sociétés. Encore récemment des patrons de grandes entreprises du Cac 40 s’inquiétaient devant nous du poids des ETFs. Le pire qui pourrait arriver serait un scénario en cascade, la chute d’un Apple ou d’un Alphabet, qui entraînerait dans la tourmente tout le secteur de la technologie. Qui provoquerait à son tour une décollecte massive sur les ETFs. Qui alimenterait les ventes sur Apple et Alphabet. Qui effrayeraient la planète finance dans son ensemble, etc. Ce serait l’hécatombe. Il n’y a qu’à voir la dégringolade des Bourses mondiales lors de l’épisode du Vix-Maggedon de début février, quand la poussée de la volatilité a déclenché un mouvement de panique sur les ETPs Short Vol (des paris sur la baisse de la volatilité) ; les deux plus gros fonds, SVXY et XIV, ne pesaient pourtant, en cumulé, que 3,5 milliards de dollars. C’est dire le potentiel destructeur de SPY, cent tailles au-dessus, dans un monde où, en plus, les algorithmes dominent les échanges. L’histoire est celle des méchants qui gagnent à la fin.

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