Analyse et Stratégie : Les Gafam, ces superpuissances qui ont le pouvoir de faire dérailler les Bourses mondiales

Elle nous traîne, elle nous entraîne la foule. Etourdis, les gens de la Bourse, contraints à afficher des performances au moins aussi bonnes que celles des concurrents, se sont rués bille en tête cette année sur les actions du segment technologique de Wall Street. Fichu syndrome du « Fear of Missing Out », cette peur de passer à côté de quelque chose popularisée par les réseaux sociaux. Sans plus de stratégie que l’instinct grégaire, préférant avoir tort avec les autres que prendre le risque d’avoir raison seuls, les investisseurs ont acheté en masse Alphabet (Google), Apple, Facebook, Amazon et Microsoft (Gafam), déjà à des sommets, propulsant ces cinq cadors de la cote mondiale encore plus haut ; et avec eux tout Wall Street et l’indice MSCI World. Parce que ce sont bien les États-Unis qui sont aux manettes de la planète finance, encore plus maintenant qu’elle est envahie par la gestion indicielle, la réplication passive des indices et les ETFs, ces produits dérivés qui font peser un risque systémique. Sans la contribution des valeurs américaines (59% au 31 mai), cet indice monde serait encore éloigné de 30% de son record de 2007. C’est bien simple, les Gafam, dans le Top 10 des composantes où Nestlé apparaît comme la seule non-américaine, comptent pour 7% du poids total du MSCI World pourtant réparti entre plus de 1.600 valeurs. Apple et Alphabet valent à elles seules plus que l’ensemble du Cac 40. La trésorerie du fabricant d’iPhones (250 milliards de dollars) suffirait à racheter LVMH et Total, les deux champions de la Bourse française. Et d’ici un an, à en croire Brian White de chez Drexel Hamilton, connu pour être l’analyste le plus optimiste sur Apple, la marque à la pomme pourrait être valorisée plus de 1.100 milliards de dollars, soit autant que l’indice vedette parisien.

Autant que le PIB de la France

Dans l’immédiat, le poids cumulé de ces sociétés-nations, dont la croissance est plus insolente encore que celle de la Chine des meilleures années, est déjà assez monstrueux pour valoir plus que la création de richesse de la France ou du Royaume-Uni sur un an et quasiment autant que celle de l’Allemagne. Est-ce à dire que le jour où ces superpuissances sans frontières, à la communauté gigantesque, dotées également de pouvoirs politique, économique et médiatique, commenceront à décrocher en Bourse, elles emporteront avec elles toute la cote mondiale de la même manière qu’une récession dans un pays du G7 le ferait ? C’est à craindre. Il n’y a qu’à voir ce qu’il s’est passé sur la semaine écoulée. Sans aucune considération pour la très large victoire du parti du président réformateur Macron au premier tour des législatives, le Cac 40 a subi, lundi dernier, l’une de ses plus fortes baisses de l’année, tourmenté par la chute d’Alphabet, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft, qui comptent pour 13% du S&P 500 et 42% du Nasdaq Composite.

Selon le classement des milliardaires établi par l’agence Bloomberg, la fortune de Bill Gates, le fondateur de Microsoft, a progressé de 7,3 milliards de dollars depuis le début de l’année. Celle de Jeff Bezos (Amazon) a gonflé de 19,3 milliards de dollars. +3,6 milliards pour Warren Buffet, qui détient en portefeuille des actions Apple. +14,4 milliards pour Mark Zuckerberg (Facebook).

Selon le classement des milliardaires établi par l’agence Bloomberg, la fortune de Bill Gates, le fondateur de Microsoft, a progressé de 7,3 milliards de dollars depuis le début de l’année. Celle de Jeff Bezos (Amazon) a gonflé de 19,3 milliards de dollars. +3,6 milliards pour Warren Buffet, qui détient en portefeuille des actions Apple. +14,4 milliards pour Mark Zuckerberg (Facebook).

Selon le classement des milliardaires établi par l’agence Bloomberg, la fortune de Bill Gates, le fondateur de Microsoft, a progressé de 7,3 milliards de dollars depuis le début de l’année. Celle de Jeff Bezos (Amazon) a gonflé de 19,3 milliards de dollars. +3,6 milliards pour Warren Buffet, qui détient en portefeuille des actions Apple. +14,4 milliards pour Mark Zuckerberg (Facebook). | Crédits photo : Bloomberg

Ce fut Robert Boroujerdi de chez Goldman Sachs qui, le premier, siffla la fin de la récré ; vendredi 9 juin, quelques jours après que les actions Amazon (+70.000% depuis son introduction) et Alphabet (x20) ont franchi le seuil des 1.000 dollars. Devant l’impressionnante envolée boursière des Gafam depuis le début de l’année, moteur de 55% de la hausse du Nasdaq 100 et de 37% du S&P 500, il s’interrogeait : et si la Bourse se plantait en valorisant aussi chèrement ces sociétés ? Des stratégistes avant lui s’étaient bien posé la question d’une bulle mais leur conclusion, plutôt rassurante, n’avait pas fait dérailler la marche haussière. Si pour Bank of America Merrill Lynch, jamais jusqu’alors le secteur de la « tech » n’avait autant garni le portefeuille des gérants, les fondamentaux restent attractifs et la valorisation des bénéfices futurs, comparée à ce qu’elle a déjà été, n’est pas trop excessive, même en excluant l’épisode de la bulle Internet. Et contrairement à cette période, argumente-t-on chez Capital Economics à Londres, les Gafam génèrent des bénéfices (25 milliards de dollars rien qu’au premier trimestre avec, toutefois, une contribution faiblarde d’Amazon, plus occupé à casser les prix qu’à gagner de l’argent). En vrai, ce n’est pas tant la valorisation de ces actions qui inquiète M. Boroujerdi (les cinq géants de la data se payent 23 fois les bénéfices attendus sur un an contre 60 fois pour les sociétés Internet au début des années 2000) que les « positions extrêmes » et la trop grande complaisance de la Bourse à l’égard des Gafam, son oubli « [d]es risques inhérents à ces métiers. » Le catalogue des catastrophes possibles est pourtant bien achalandé à en croire les spécialistes. Ils citent la réglementation, l’antitrust, les cyberattaques, les luttes intestines à craindre de sociétés qui empiètent chacune sur le business des autres, et, bien évidemment, leur exposition cyclique.

Le baromètre du risque est cassé

La volatilité de ces actions, jauge de la nervosité, est bien trop basse pour être honnête ; en dessous de celle des secteurs réputés comme défensifs, c’est-à-dire dont la valeur ne dépend pas de la situation économique. « Les Gafam seraient-ils les nouveaux produits de première nécessité ? », ironise l’analyste de chez Goldman Sachs. Pour des composantes du secteur technologie, très cyclique, c’est un comble. Surtout maintenant que la banque centrale américaine a commencé à resserrer le robinet des liquidités. Dans une analyse datée de jeudi, Sean Darby, analyste chez Jefferies à Hong Kong, écrit : « L’environnement actuel ressemble à celui de la fin des années 90 […] Qu’est-ce qui a mis fin au boom Internet en 2000 ? La Fed a relevé ses taux, ce qui a finalement fait s’évaporer les financements bon marché qui avaient soutenu le boom technologique. » Mais jusqu’ici tout va bien. Après tout, « tant que la musique continue de jouer, tu te lèves et tu danses. » C’est ainsi que l’un des gourous déchus de Wall Street, Charles « Chuck » Prince de Citigroup, avait justifié la fièvre boursière d’avant le cataclysme de 2008. Aujourd’hui, les marchés – que ce soit celui de la dette ou celui du dollar – « ne croient pas » la Réserve fédérale quand elle confirme son intention de relever une troisième fois les taux cette année, suivie de trois autres en 2018 puis 2019, observe Sean Darby. Une prise de conscience pourrait être cet « évènement » qui ressusciterait la volatilité, celui que redoute Robert Boroujerdi. « Actuellement, au moment du choix d’investissement, les investisseurs sont de plus en plus focalisés sur les gains ajustés de la volatilité. […] Comme la volatilité réalisée des Gafam chute, les stratégies ‘low vol’ passives militent davantage pour l’achat de ces actions, faisant gonfler les gains et affaiblissant plus encore la volatilité. La crainte c’est que si des événements venaient à causer de la volatilité, les mêmes véhicules passifs vendraient les actions, ce qui exacerberait la volatilité. » Donc la chute.

L’iPhone a dix ans

Le prix de marché est un regard humain sur des fondamentaux ; tout est donc affaire de psychologie ici. Et quand tout le monde suit la même stratégie jusqu’à l’encombrement, en vient à penser la même chose, c’est l’aveuglement général. En finance comportementale, c’est que l’on appelle le « biais de confirmation », cette tendance humaine à privilégier les informations qui abondent dans son sens et à faire l’impasse sur les autres. « En 1980, par exemple, alors que l’inflation faisait rage et que la croyance selon laquelle les matières premières allaient venir à manquer se répandait, six des dix plus grosses sociétés cotées étaient des pétrolières et l’énergie comptait pour environ un tiers de la plupart des grands indices boursiers, rappelle Louis-Vincent Gave du cabinet d’analyses économiques Gavekal Research. A ce moment-là, si quelqu’un avait été assez brave pour sous-pondérer le secteur, il aurait pu aller à la plage pendant une décennie et revenir dix ans plus tard pour se retrouver avec un portefeuille affichant des performances supérieures à celles des autres. »

En 1980, six des dix plus grosses sociétés cotées étaient des pétrolières. Puis, suite aux accords du Plaza et la chute du dollar, ce fut au tour des sociétés japonaises de truster le haut du tableau. En 2000, le palmarès portait les stigmates de la bulle Internet. En 2010, portées par la forte croissance chinoise, les pétrolières étaient à nouveau à l'honneur.

En 1980, six des dix plus grosses sociétés cotées étaient des pétrolières. Puis, suite aux accords du Plaza et la chute du dollar, ce fut au tour des sociétés japonaises de truster le haut du tableau. En 2000, le palmarès portait les stigmates de la bulle Internet. En 2010, portées par la forte croissance chinoise, les pétrolières étaient à nouveau à l'honneur.

En 1980, six des dix plus grosses sociétés cotées étaient des pétrolières. Puis, suite aux accords du Plaza et la chute du dollar, ce fut au tour des sociétés japonaises de truster le haut du tableau. En 2000, le palmarès portait les stigmates de la bulle Internet. En 2010, portées par la forte croissance chinoise, les pétrolières étaient à nouveau à l’honneur. | Crédits photo : Gavekal Research

Exxon, Standard Oil, Schlumberger, Shell, Mobil et Atlantic Richfield partageaient alors le haut de l’affiche avec IBM, AT&T, General Electric et… Kodak, l’ex-géant de la photo qui loupa le virage du numérique. En 1990, en pleine bulle japonaise, seuls Exxon et IBM figuraient encore dans le Top 10 des capitalisations mondiales. A chaque décennie, son ordre nouveau. « Aujourd’hui, huit des plus grosses capitalisations mondiales sont américaines et sept sont des sociétés technologiques. La messe est-elle dite ? » Ce que le stratégiste tient pour sûr, c’est que, par le passé, tous les géants détrônés avaient le même ADN ; trop contestés sur leur marché, trop médiatisés, surpossédés ou surévalués.

Sur le marché des smartphones, vache à lait d’Apple, le fabricant d’iPhones semble à bout de course. Après avoir abandonné son leadership à Samsung, il est bousculé par Huawei, Oppo ou encore Vivo. Les dégâts sont là : ses parts de marché se sont encore érodées au premier trimestre (14,9%, -0,5 point, selon International Data Corporation). Là-dessus, pas sûr que l’iPhone 8, qui sortira cet automne, lui redonnera de l’allant ; il se dit déjà que sa vitesse de téléchargement sera inférieure à celle des smartphones concurrents, comme le Galaxy S8. Cela dit, Apple pourrait vouloir frapper un grand coup pour les dix ans de son produit phare (63% de son chiffre d’affaires). Les attentes sont très fortes, notamment sur le plan du design ; mieux vaut ne pas les décevoir. Un simple doute, il y a un peu plus d’une semaine, a contribué à faire perdre à Apple 60 milliards de dollars en Bourse, emportant dans sa chute ses très nombreux fournisseurs, dont le français STMicroelectronics.

En cas d’onde de choc, l’économie réelle, la création d’entreprises seraient également touchées. « La chute des Gafam en Bourse, ce serait par ricochet la perte de confiance des investisseurs institutionnels dans une classe d’actifs particulière et un rétrécissement des fonds de capital-risque », anticipe Stéphane Héliot, l’un des cofondateurs de la start-up française Blade, l’inventeur de l’ordinateur « dans les nuages » qui vient de lever 51 millions de dollars. Mais il y en a, comme Cyril-Pierre de Geyer, pour voir le bon côté d’une correction. « Le problème avec ces géants, c’est quand ils faussent le marché, en utilisant le montage fiscal du sandwich hollandais, en vendant à prix cassés comme Amazon, explique ce professeur affilié à HEC, directeur de l’Excutive MBA à Epitech, entrepreneur et business angel. La concurrence est déloyale. Leur chute pourrait permettre de relancer des joueurs qui respectent les règles. Les Américains n’ont pas le monopole de la réussite sur ces secteurs et, en France, quelques champions nationaux tirent leur épingle du jeu. La licorne Critéo, qui est allée défier Google sur son terrain, celui de la publicité ciblée, via le retargeting. » Il ne prend pas de pari sur qui, parmi ces cinq géants, sera le premier déboulonné. Ce que l’on sait, en revanche, c’est qu’il n’achète plus que des smartphones chinois, plus performants. « En ce moment, j’ai un OnePlus. »

Investir – Analyses et opinions – Les Echos Bourse