Analyse et Stratégie : Quelque part sur la planète finance, des entreprises avec un gros risque de défaut sont payées pour emprunter

La finance tient son « obscure clarté », son chef d’œuvre de l’oxymore. Des entreprises très endettées, pour lesquelles le risque de défaut est jugé important, sont désormais payées pour emprunter. Allons bon, voilà du haut rendement négatif maintenant ! Une aberration détectée fin juin par les stratégistes crédit de Bank of America Merrill, dont les indices sur obligations ont été rachetés il y a deux ans par la Bourse ICE. Ici, pour le sens commun, la quatrième dimension n’est pas loin. Ce serait presque à croire que la physicienne Leah Broussard a fini par prouver l’existence d’un univers parallèle. Sauf que, on le sait, ces distorsions sont la patte des injections massives de liquidités par les banques centrales.

« Monstrueuse recherche de rendement »

« Le festival ‘colombe’ », des banques centrales européenne et du Japon prêtes à baisser davantage leurs taux d’intérêt, la Réserve fédérale américaine qui stoppe la normalisation monétaire et la troque contre un nouvel assouplissement… Toute cette « folie monétaire » a envoyé les obligations dans des « terrains inconnus », analysent les stratégistes de la banque américaine. Depuis la mi-juin et le symposium des grands argentiers de Sintra, « pour ne pas se laisser distancer par Draghi [BCE], Powell [Fed] et Kuroda [Banque du Japon] ont injecté leurs propres doses de volatilité sur la courbe de rendement. »

Fin juin, les stratégistes de la banque américaine BofAML faisaient remarquer que le montant des obligations d'entreprises en euros qui se traitent à des taux négatifs venaient de franchir le seuil des 500 milliards.

Fin juin, les stratégistes de la banque américaine BofAML faisaient remarquer que le montant des obligations d'entreprises en euros qui se traitent à des taux négatifs venaient de franchir le seuil des 500 milliards.

Fin juin, les stratégistes de la banque américaine BofAML faisaient remarquer que le montant des obligations d’entreprises en euros qui se traitent à des taux négatifs venaient de franchir le seuil des 500 milliards.

 | Crédits photo : BofAML

Plus de 12.000 milliards de dollars de titres de dette offrent, sur le marché secondaire, des rendements négatifs, pour l’essentiel des créances d’Etats. En Europe, c’est le cas pour 85% de la dette souveraine allemande, pour près de 80% de celle de la France, pour un peu moins de 50% de celle de l’Espagne. Même l’Italie populiste, pourtant adepte de l’économie vaudou, a récemment refait l’expérience des taux négatifs. Et, s’agissant des obligations d’entreprises, le seuil des 500 milliards d’euros a été franchi fin juin (soit près d’un quart de la dette des entreprises en euros), ont signalé les stratégistes de BoAML. Conséquence de quoi, les investisseurs sont « dans une monstrueuse recherche de rendement. »

Début juillet, alors que le taux du Bund allemand à dix ans tombait sous le taux de dépôt de la BCE (-0,4% actuellement, avec des anticipations qu’il soit porté à -0,5% cette année), ce sont quinze obligations d’entreprises de la catégorie high yield, d’un montant total d’un peu plus de 3 milliards d’euros, qui affichaient des rendements négatifs. Hier, sur un gisement de quatre cent cinquante obligations de l’indice ICE Bank of America Merrill Lynch, elles étaient huit (soit un peu moins de 2%). Seize à considérer l’univers plus large donné par l’agence Bloomberg. Quoi qu’il en soit, ce n’est encore qu’un tout petit pourcentage. Mais, prévient Barnaby Martin, l’un des stratégistes de la banque américaine, « il suffit de pas grand-chose pour que leur nombre monte à trente ou cinquante ou cent. » Il a calculé : une baisse supplémentaire de 0,4 point de pourcentage des spreads moyen (soit les suppléments de revenus que rapportent les investissements dans les obligations à haut rendement par rapport aux dettes d’Etats) et c’est environ 10% du marché high yield en euros qui tombe sous 0%.

 « Payer une entreprise pour qu’elle nous emprunte de l’argent, qu’elle a, en plus, une probabilité non nulle de ne pas pouvoir nous rembourser, on marche sur la tête », admet Antoine Lesné, responsable de la stratégie chez SPDR, filiale ETFs de State Street Global Advisors, l’un des cadors de la gestion mondiale. Mais, en réalité, c’est un peu plus compliqué que cela, « il y a des facteurs techniques. » Bien sûr, se lamente un gérant, qu’« investir dans la dette est devenu un métier où il nous faut choisir comment perdre le moins d’argent. » Comparés aux taux sans risque (-0,4% pour le taux de dépôt, -0,3% pour la dette à dix ans de l’Allemagne, -0,64% à cinq ans, -0,76% à trois ans), les taux du haut rendement, même négatifs, sont plus affriolants. Sachant que, en moyenne, le high yield affiche des rendements positifs, d’un peu moins de 3%, pour une maturité d’un peu plus de trois ans et des obligations essentiellement notées « BB », la moins pire des appréciations à l’échelle des entreprises à risque (78% d’industrielles, 17% de financières), selon l’indice ICE BofAML.

Des facteurs techniques

En fait, « les obligations high yield qui sont à taux négatifs concernent celles pour lesquelles un événement est proche », fait remarquer Antoine Lesné. C’est-à-dire ? Des obligations qui arrivent à maturité, pour lesquelles la probabilité de se faire rembourser est forte, plus encore si les émetteurs sont des entreprises qui génèrent beaucoup de trésorerie. Qui sont dites, dans le jargon financier, « callables ». « Les facteurs techniques expliquent le gros des taux négatifs sur le high yield », estime Frédéric Rollin, conseiller en stratégie chez Pictet AM.

« Certaines obligations à haut rendement sont adossés à des ‘calls’, qui permettent un remboursement anticipé, un rachat avec une prime, explique Etienne de Marsac, à la tête de la gestion performance absolue chez Sunny AM. Elles offrent des coupons élevés et dans un monde de taux de plus en plus bas, les entreprises qui les émettent sont incitées à les rembourser par anticipation, pour réemprunter, se refinancer à des taux plus bas. » « Si le prix de l’obligation traite au-dessus du prix d’un ‘call’ dont la date est proche, le rendement apparaît en négatif. C’est ce que l’on appelle la convexité négative », renforce Alexia Latorre, gestionnaire-analyste crédit chez Lazard Frères Gestion.

Ce « call », c’est donc ce qui expliquerait que Nokia ou Altice (la maison mère de SFR), des grands noms du high yield en euros, connus en Bourse pour avoir lourdement chuté sur des problèmes d’endettement, voient une partie de leurs obligations se traiter à taux négatifs. En revanche, pas de remboursement anticipé pour les titres de dette de Orano, nouveau nom d’Areva. Pourtant, comme le note Etienne de Marsac, « le prix vendeur, celui auquel le détenteur est prêt à vendre, auquel on peut acheter, est extrêmement négatif. Le prix ‘bid’, celui consenti par l’acheteur, est à -0,4%. » Au même niveau que le taux de dépôt de la BCE. Alors pourquoi préférer acheter l’obligation Orano ? « Tout le monde n’a pas la capacité de déposer à la BCE. En théorie, toutes les banques l’ont mais, en réalité, seules les plus grosses ont les moyens technologiques de communiquer directement avec elle. Et l’échéance de remboursement d’Orano 4,375% est proche, fixée au 6 novembre de cette année. »

Dans ce monde sans inflation, à la croissance poussive, distordu par les actions des banques centrales, Martin Reeves, à la tête de la gestion « haut rendement » chez Legal & General IM, s’attend d’ores et déjà à ce qu’une entreprise mal notée émette des obligations avec des coupons inférieurs à 0%. Cette folie du high yield négatif ne serait alors plus seulement cantonné au marché secondaire. Le golem échappe à ses créateurs. « Dans ce clair-obscur surgissent les monstres », dirait le philosophe italien Gramsci. « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître. » Le marxiste qu’il était aurait sûrement ri de voir les banques payer pour prêter de l’argent.


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