Cadres, voilà ce qui vous attend en 2015

Il y a de quoi semer la confusion. Les cabinets spécialisés dégainent leurs prévisions d’augmentation pour 2015 : 2,5% pour Towers Watson, 2,6% chez Aon Hewitt ; et deux chiffres pour Deloitte, 1,9 à 2,2%, selon les responsabilités. Dans le même temps, le spécialiste du recrutement Expectra annonce… 0,9% de hausse du salaire des cadres en 2014, là où l’Apec note une stabilité des intentions d’augmentation dans une entreprise sur deux.

Qui faut-il croire ? Si ces chiffres paraissent contradictoires, c’est simplement qu’ils ne portent pas sur les mêmes données. A commencer par les années. Ensuite, Towers Watson, Aon Hewitt et Deloitte sondent plutôt les grandes entreprises, quand Expectra travaille avec un panel plus large de sociétés, souvent plus petites, et intègre employés, techniciens et agents de maîtrise. Dernière subtilité, les cabinets de conseil inspectent l’enveloppe salariale, ce qui signifie que leurs chiffres incluent les augmentations liées aux promotions internes.

Mécaniquement, le montant annoncé gonfle. Expectra, en revanche, compare toujours le même poste deux années de suite, même s’il n’est pas occupé par la même personne. Pas de panique, donc, le « 0,9% » ne vous concerne peut-être pas.

Les négociations s’annoncent tendues

D’ailleurs, Challenges, dans ses calculs, a abouti à une progression intermédiaire. Autour de 2% pour la plupart, les prévisions d’augmentations pour 2015 sont néanmoins bienvenues, avec une inflation d’à peine 0,5% sur un an glissant. Or, depuis la rentrée, les mauvais indicateurs se multiplient. « Le temps change vite, constate Philippe Burger, associé Capital humain chez Deloitte. L’entreprise peut passer d’une tempête à une forte canicule en peu de temps. Il en résulte une grande prudence sur le plan budgétaire ». Même réserve chez Towers Watson. « Nous avons des doutes sur la capacité des entreprises à tenir ce chiffre de 2,5% », reconnaît Jean-Vincent Ichard, responsable du pôle enquêtes de rémunération.

La discrétion des DRH sur le sujet témoigne de leur embarras. Dans la plupart des entreprises, les négociations pour 2015 n’ont pas encore commencé. Pas question de griller la politesse aux partenaires sociaux. « Cela devient compliqué, confirme Delphine Lancel, directrice associée de Groupe RH&M et fondatrice du Club Oras, réseau de 200 responsables rémunérations et –compensation & benefits managers. D’ailleurs, entre les carnets de commandes et une inflation proche de zéro, la préoccupation première est de trouver les budgets pour envoyer des signes de reconnaissance. »

Car, quand bien même ce chiffre de 2,5% serait respecté, il cache une réalité très disparate. « Là-dessus, il faut compter entre 1 et 1,5% de dérive de la masse salariale qui sert à rémunérer les promotions ou à rattraper les écarts entre hommes et femmes », explique Philippe Burger.

Autant dire qu’il ne faut pas s’attendre à des miracles. « 3% d’augmentation pour un cadre qui ne change pas de responsabilités, c’est très bien », affirme d’ailleurs Jean-Christophe Sciberras, président de l’Association nationale des DRH. A ce jeu-là, toutes les fonctions ne sont pas servies de manière égale. Les directions financières, juridiques, commerciales et opérationnelles sont les mieux traitées. Les directions des systèmes d’information, les métiers de la communication, des achats ou du marketing souffrent plus. Les rémunérations variables sont aussi atones, avec une légère hausse de 2%, selon Deloitte.

Une part variable amputée

Restent les salaires variables collectifs. Si l’intéressement est resté stable, Towers Watson a répertorié des participations en baisse de 25%. Et cela n’est pas près de s’arrêter, car depuis 2012, le forfait social, les cotisations sociales que versent les employeurs sur l’épargne salariale, est passé de 8 à 20%. « Dans un premier temps, ils ont continué à verser les mêmes montants aux salariés, tout en s’acquittant du forfait social plus élevé, raconte Jean-Vincent Ichard. Ils déboursaient davantage, mais cela leur permettait de ne pas dénoncer leurs accords. Toutefois, beaucoup nous ont dit qu’ils reverraient leurs accords à la baisse lors des prochaines négociations, pour maintenir leur budget inchangé. » Les salariés de Peugeot, qui ont touché, au titre de 2013, neuf fois et demie moins d’argent que pour l’année 2011, en savent quelque chose.

C’est l’une des raisons du développement d’un nouveau dispositif : le versement de prime en « cash ». « Grâce à un rendement fiscal et social aujourd’hui meilleur pour le salarié que celui des plans en actions, les versements en cash sur trois ans sous condition de présence se développent », explique Bruno Rocquemont, Talent Business Leader du cabinet Mercer. Apparus depuis la crise de 2009, leur intérêt est triple : celui de fidéliser, d’étaler les charges sociales sur les bonus et les sorties d’argent en ter-mes de trésorerie.

Qui refuserait 30.000 euros sur trois ans quand la pression fiscale est si forte ? « En 2014, à revenus inchangés, 8 à 10 millions de foyers ont vu leurs impôts augmenter, rappelle Carole Couvert, présidente du syndicat de l’encadrement CFE-CGC. Quant à la réduction du quotient familial de 2.000 à 1.500 euros, elle entraîne, pour 1,4 million de foyers, une hausse d’impôts moyenne de 825 euros. Il ne faudra pas s’étonner de voir des arbitrages dans les dépenses de fin d’année. »

En outre, les augmentations concédées n’ont pas compensé la perte du pouvoir d’achat générée par la fiscalité. « Ces dernières années, les entreprises ont distribué beaucoup plus que l’inflation, mais la perception des salariés est autre, en raison de la fiscalité croissante : les DRH doivent gérer ce grand écart », regrette Jean-Christophe Sciberras. Souvent à contrecœur. « Une compagnie comme la nôtre n’a pas vocation à ajuster et à compenser les hausses et les baisses de fiscalité », tranche Manoelle Lepoutre, directrice des dirigeants et équipes dirigeantes de Total. Même chose pour l’inflation : « Les augmentations de la masse salariale en sont de plus en plus souvent décorrélées, précise Jean-Vincent Ichard. Le seul critère aujourd’hui, c’est la productivité. »

Un phénomène généralisé

Que les cadres se rassurent, ils ne sont pas forcément les principaux visés. Dans les grands groupes, les enveloppes allouées aux augmentations des dirigeants étaient jusqu’à présent souvent supérieures à celles des autres salariés. « Cela ne jouait qu’à la marge sur les comptes de l’entreprise, justifie Frédérique Chenevier, directrice rémunération de Towers Watson France. Aujourd’hui, tout le monde est logé à la même enseigne. »

Car, dans ce contexte ultraserré, les DRH ont engagé une révolution à marche forcée. « Nous assistons à une redistribution des cartes. Il y a des métiers anciens, des métiers nouveaux. Qui faut-il payer le plus ? Que ce soit dans la banque, l’automobile, les laboratoires pharmaceutiques, la valeur ajoutée n’est plus là où elle était hier, témoigne Frédéric Bonneton, associé du cabinet MCR Groupe. Alors, il faut repérer les postes stratégiques et tout faire pour les fidéliser. » L’augmentation individuelle est plus que jamais reine.

Et avec elle, son nouveau mantra : pay for performance. Pas de résultats tangibles, pas de progression de salaire. « Les primes de performance prennent de l’importance, explique Jean-Christophe Sciberras. Elles sont motivantes pour les salariés, si elles sont bien liées à la réalisation d’objectifs, et en période de crise, elles offrent une souplesse à l’entreprise. » Jean-Pierre Clamadieu, président du comité exécutif du chimiste Solvay, tient un discours tonique sur le sujet : « Il faut afficher les différences entre ceux qui performent et les autres. » Pour, dit-il, faire progresser l’ensemble.

Des performances millimétrées

Sur ce terrain, les chiffres sont sans appel : 12% seulement des entreprises de plus de 300 salariés distribuent encore des augmentations générales, alors que dans 88% d’entre elles, l’individualisation règne en maître. Au sein d’une même équipe, il n’est plus rare que des cadres aient l’un 0% d’augmentation, l’autre 10%. Une grande nouveauté. « Pour gérer ces différences, les managers sont obligés d’être très clairs dans la définition de leurs objectifs », indique Bruno Rocquemont. Une dimension essentielle pour Jean-Pierre Clamadieu : « La méthode et la qualité du dialogue qui aboutissent à une décision sont aussi importantes que le résultat. »

Ce calcul au plus près de la performance joue aussi bien sur le salaire de base que sur le bonus. A Tarkett, un des leaders mondiaux des revêtements de sol, Vincent Lecerf, DRH groupe, passe beaucoup de temps « sur l’identification des talents et la mesure du potentiel. Sur les bonus, la part individuelle est significative. Nous avons des long term incentives avec des systèmes de distribution d’actions au bout de trois ans. Au-delà, nous travaillons beaucoup sur les autres éléments de reconnaissance des talents et de développement professionnel, comme la formation, la mobilité ou la promotion ».

Obsession numéro un : ne pas laisser filer les meilleurs éléments à un moment où le marché de l’emploi cadre frémit. Jusqu’à présent, les cadres ne mettaient le montant de leur rémunération qu’en cinquième position dans l’ordre de leurs motivations. Aujourd’hui, ils recommencent à compter, ainsi que le déclare Fabrice Coudray, directeur au cabinet de recrutement Robert Half. « Pendant plusieurs années, l’argent n’était pas au cœur des préoccupations : les gens que je rencontrais voulaient avant tout un job dans lequel ils se sentent bien. Aujourd’hui, le salaire redevient l’un des premiers motifs de changement d’entreprise. Dans le contexte économique actuel, 300 euros par mois peuvent faire la différence. » Autre critère en vogue : la solidité de l’entreprise. « Aujourd’hui, même des candidats de 35 ou 40 ans qui auraient évacué le sujet il y a quelques années regardent attentivement notre dispositif de retraite supplémentaire, très favorable », constate Stéphane Vanoni.

Les promotions accélérées

Pas question de laisser partir les meilleurs à l’heure où les recrutements reprennent, en particulier auprès des jeunes tentés par l’expatriation. « C’est sur eux que devrait porter la majorité des augmentations, assure un DRH. Le problème, c’est que les personnes qui mènent les négociations ont souvent plus de 50 ans et sont plus enclines à favoriser les seniors. Pour pouvoir augmenter les plus jeunes, nous donnons des consignes non par âge, mais par catégorie de métiers. » Rien de tel qu’une évolution professionnelle pour satisfaire les cadres. L’entreprise, elle, y gagne aussi en stabilité. « Les entreprises préfèrent capitaliser sur leurs salariés en poste que de subir des défections de candidats. Des promotions internes sont donc accélérées. » A défaut d’obtenir une augmentation, c’est le moment pour de nouvelles responsabilités. 


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