Chloroquine : la très sérieuse revue The Lancet dans la tourmente

Le brouillard s’épaissit. Près de deux semaines après sa publication dans le prestigieux The Lancet, l’étude observationnelle la plus vaste à ce jour sur l’utilisation de chloroquine et hydroxychloroquine comme traitement de la Covid-19 est toujours sous le feu des critiques. Le dernier coup en date a été assené par le journal même le 2 juin, avec la publication d’une  » expression of concern « , une mise en garde qui témoigne les doutes que le journal commence à avoir sur l’étude. Et ce malgré une correction de l’article mise en ligne le 29 mai et les explications données par ses auteurs, notamment à Sciences et Avenir.

Qu’est-ce que The Lancet ?

Créé en 1823 par le chirurgien anglais Thomas Wakley, The Lancet est un des plus anciens et plus respectés journaux scientifiques au monde. Cet hebdomadaire spécialisé en médecine est le titre le plus important (et le plus rentable) du géant de l’édition scientifique Elsevier, propriétaire de plus de 2500 titres. Cette armée de journaux scientifiques lui a représenté un chiffre d’affaires de 2,8 milliards d’euros en 2018 (dont environ 10 % viendraient du Lancet, selon le site d’information économique Owler), avec une marge annuelle toujours supérieure à 30 %, d’après une étude publiée en 2015. Elsevier est une filiale de la multinationale néerlando-britannique RELX group (capitalisée en bourse à 41,6 milliards d’euros).

L’étude en question a-t-elle été rétractée ?

Pas pour le moment. Dans son communiqué, The Lancet affirme être en attente des résultats d’une enquête indépendante qui cherche à vérifier les données utilisées dans l’étude. C’est donc en fonction des conclusions de cette enquête que le journal décidera ou non de retirer l’article. Une autre recherche faite avec les données détenues par la compagnie américaine Surgisphere, (propriété d’un des auteurs de l’article du Lancet, Sapan Desai) a aussi été mise en garde par le journal New England journal of medicine (NEJM).

Pourquoi est-elle mise en question ?

Le cœur du problème est l’obscurité des données utilisées dans l’étude, qui ne sont pas accessibles publiquement et donc, qui ne peuvent pas être vérifiées par d’autres chercheurs. Interrogé par Sciences et Avenir, le propriétaire de Surgisphère, Sapan Desai, affirmait qu’ils ne pouvaient pas rendre publiques ces données à cause de raisons légales :  » les données obtenues sont issues de nombreuses institutions de santé, avec lesquelles nous nous sommes engagés à ne pas partager avec des tiers les données individuelles des patients « . Même si la compagnie a ensuite annoncé qu’elle permettrait à d’autres chercheurs d’utiliser leur base de données afin d’inspecter ces données, mais sans spécifier sous quelles conditions. Cette affaire souligne le besoin de transparence dans la recherche, où les données de base et les résultats devraient être accessibles et facilement vérifiables pour éviter ce genre de controverses.

Quelle sera l’issue de cette affaire ?

Nul ne le sait. Si l’enquête ne parvient pas à confirmer la véracité de ces données, ou si elle trouve trop d’erreurs (comme l’inclusion d’un hôpital asiatique dans les données australiennes, erreur corrigée le 29 mai), le journal serait obligé de faire la rétractation de l’article et d’admettre que leur système de validation n’a pas été à la hauteur. Si ce n’est pas le cas, l’article serait validé, tout comme le premier article sur l’hydroxychloroquine comme traitement de la Covid-19 publié par l’IHU Méditerranée Infection, validé après avoir été mis en doute par le journal qui l’a publié (International Journal of Antimicrobial Agents). Mais cette éventuelle validation ne réussira probablement pas à éteindre le feu de cette polémique. En effet, puisque l’enquête a été commanditée par Surgisphere et les auteurs de l’étude, ses conclusions pourront à leur tour être mises en doute pour manque d’indépendance. Le brouillard n’est pas près de se lever.

Nicolas Gutierrez C.

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