Comment convaincre ses salariés de revenir au bureau?

Challenges – De nombreux salariés du secteur tertiaire mais aussi des fonctionnaires restent encore confinés pour le travail mais sortent au restaurant le soir et voient leurs amis le week-end. Comment expliquez-vous cela?

Serge Assayag – A l’issue du confinement, il y avait encore de la peur. La crainte du retour non sécurisé sur site. Et à l’instar des pouvoirs publics, les entreprises qui n’avaient pas un besoin vital d’avoir leurs équipes in situ ont été extrêmement prudentes et ont préconisé la poursuite du télétravail. Toutefois, pratiquement deux mois après, on observe une grande difficulté à reprendre le rythme initial et faire en sorte que les collaborateurs reviennent. Je pense que les entreprises sont trop prudentes et craignent que leur responsabilité ne soit engagée en cas de détection de nouveaux clusters et que les salariés se sont habitués à télétravailler. Le gain de temps passé dans les transports, la capacité à se concentrer spécifiquement sur certains sujets et la construction d’un cadre de travail totalement personnalisé font qu’ils doivent avoir une bonne raison de revenir sur site.

Quels enseignements peut-on tirer de cette situation de retour très timide sur le lieu de travail?

58% des salariés (selon un sondage Ifop) déclarent que le confinement a changé leur rapport au travail. J’en tire trois enseignements: premièrement, le digital est dorénavant partie intégrante de beaucoup d’emplois. Les outils utilisés à distance sont devenus des besoins primaires. Deuxièmement, il n’y a plus à démontrer que l’on peut être efficace à distance, l’espace de travail est à repenser pour en faire un lieu de lien social et cela permettra de faire revenir les équipes. Troisièmement, la sécurité des collaborateurs devient une mission majeure de l’employeur. Il lui faut rassurer sur le fait que tout est mis en place pour gérer les vulnérabilités individuelles.

Dans quelle mesure peut-on fonctionner durablement avec une équipe en télétravail?

Le lien social se construit dans les quelques minutes avant et après une réunion. le télétravail, même si beaucoup s’y essaient, annihile ces temps sociaux au profit de discussions plus directes et considérées comme plus efficaces. Le télétravail est totalement adapté à certaines métiers mais ne peut durer sans être complété de temps de partage. Derrière son écran, on produit. En face à face, on construit. Une équipe totalement en télétravail peut créer des mercenaires, très forts sur leur métier mais sans appartenance sociale. Or l’entreprise vise à créer du lien. C’est même un acteur majeur de la cohésion sociale.

L’épidémie et le confinement strict de deux mois auraient-ils déclenché des traumatismes invisibles mais profonds chez les salariés?

Oui je pense que cette période a créé des chocs émotionnels profonds: remise en question personnelle, recherche de sens, attentes très fortes vis-à-vis de l’entreprise et du management. On fait porter à son employeur beaucoup de responsabilités (maintien de l’activité, maintien des salaires, maintien du lien). On observe à plusieurs endroits des décrocheurs, qui, isolés depuis trois mois, ont perdu le lien, ont cassé leurs rituels et comme tout changement, sont en perte de repères.

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Après une telle période, quelles attitudes et quels propos doivent avoir les managers?

Trouver le juste équilibre entre libérer la parole et créer un esprit de conquête. Se mettre à l’écoute, lancer des enquêtes me semble indispensable pour que chacun puisse raconter son histoire. On a vécu un truc incroyable ensemble mais je l’ai peut-être vécu différemment. L’individualisation est importante. Les équipes sont en très forte attente de reconnaissance. Plus qu’avant. Si elles ont fourni un effort important, elles veulent que cela soit su et valorisé. Cette période a généré de la fragilité et le manager doit en tenir compteMais les managers doivent aussi se tourner vers l’avenir. L’engagement vient du projet. C’est toute la difficulté du manager: être honnête et ne pas masquer les difficultés mais aussi donner de l’espoir.

Comment convaincre ses collaborateurs de revenir au bureau?

Faire appel aux émotions. Une équipe c’est un groupe d’humains avec lesquels nous partageons une histoire, un projet, un moment de vie majeur. Dire que l’on a envie est déjà une bonne première étape. Puis organiser quelques moments d’échange informels. Boire une verre ensemble est une façon de recréer du lien, de faire revenir sur site et recréer les fondamentaux. Tout n’est pas à jeter dans nos modes de travail d’avant covid!

Les employeurs se divisent en deux catégories: ceux qui vont en profiter pour diminuer leurs coûts immobiliers et ceux qui exigent le retour de leurs collaborateurs à leur poste de travail. Quelle attitude vous paraît la plus pertinente?

S’il y a une leçon à tirer de cette période, c’est halte aux jugements hâtifs. Humilité et incertitude sont les deux grands enseignements à mes yeux. Il faut repenser la stratégie immobilière, c’est certain. Pas forcément pour les réduire mais pour imaginer le lieu de travail autrement. C’est un marqueur fort d’une culture d’entreprise. Sans locaux, la culture n’existe plus. C’est comme une nation sans territoire.

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Maintenant une partie de ces coûts immobiliers sera peut-être prochainement basculé sur le collaborateur (aménagement de son espace chez lui, connexion…). Dans ce cas, l’entreprise aura du mal à payer deux fois. Les entreprises qui exigent le retour sur site ne sont pas forcément des ringards qui ne croient pas dans le télétravail mais peuvent aussi avoir un besoin de maintenir un lien fort. C’est là aussi un paradoxe: au moment où le digital est totalement intégré, on a besoin de plus d’humain. Faire revenir sur site c’est renforcer le sentiment d’appartenance.

L’épidémie a mis à mal l’idée d’open space mais aussi les sacro-saintes réunions. C’est un progrès pour les salariés?

Toutes les méthodes de travail actuelles que l’on nomme « agiles » allaient dans ce sens: être capables de faire vite, quitte à refaire en partie après. Ne pas passer trop de temps à concevoir mais se mettre rapidement en exécution. Cette crise a permis d’accélérer le mouvement mais n’a rien inventé. Les réunions ont continué d’exister, elles se sont même multipliées, mais dans des formats plus courts.

La raison d’être des open spaces était de permettre plus de partage, de sortir des cloisons matérielles et mentales. Force est de constater que les salariés ont pour beaucoup eu la sensation de n’être que le maillon d’une grande chaîne, tel un opérateur sur sa ligne. C’était une étape. Le catalyseur que représente cette crise permettra de bâtir un nouvel espace de travail, on l’on ne cherchera plus à faire « comme à la maison » (sinon j’y reste, à la maison!) mais plus authentique et centré sur des usages nouveaux.

L’autonomisation des salariés peut-elle aller jusqu’à la fin du salariat? Il va être tentant de demander à ses employés d’opter pour le statut d’auto-entrepreneur ou toute autre forme de statut « à son compte »?

Si l’on considère l’entreprise comme une plateforme qui regroupe des moyens humains autour d’une raison d’être et qui offre une somme de produits, Airbnb, Uber et autres l’ont déjà pensée. Je crois à la force de l’entreprise. Elle a un rôle majeur à jouer dans la relance économique du pays. Déjà assez fracturée socialement, la population a besoin de faire parti de groupes. Le lien que représente le contrat n’est pas que juridique, il est aussi moral. On adhère à des valeurs, une culture. On fait confiance à des leaders. On se nourrit de ses collègues. L’auto-entrepreneuriat est un choix respectable mais la flexibilité qu’il apporte se fait au détriment du collectif. C’est presque un débat de société: voulons-nous une somme d’individus ou un collectif uni?

A terme, peut-on imaginer des « entreprises sans bureaux » comme il existe déjà des « entreprises sans usines »?

Je mets une vraie nuance au « sans bureau ». Il me semble qu’il faudra toujours un point de ralliement. Une entreprise sans espace manquerait d’âme. C’est un peu comme si vous décidiez de ne vivre qu’à l’hôtel, c’est excitant mais ça peut vite devenir impersonnel.

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