Comment Iliad-Free a sidéré les Américains

L’ambiance est un peu terne ce lundi 1er septembre. Xavier Niel n’est pas venu faire le show en donnant un de ses fameux coups de griffe à ses rivaux. Au sous-sol du siège d’Iliad, dans une salle de conférences plongée dans la pénombre, c’est le placide directeur général Maxime Lombardini qui tient le pupitre, déclinant devant la presse les résultats du premier semestre. Ils sont bons : chiffre d’affaires en hausse de 10%, à 2 milliards d’euros, niveau de profits maintenu à 140 millions, dette maîtrisée. La discussion s’anime à l’énoncé du nom magique : T-Mobile. Un mois plus tôt, le groupe a rendu publiques ses visées sur la filiale américaine de Deutsche Telekom, officiellement en vente.

Etroitement impliqué dans les discussions estivales, Thomas Reynaud, le directeur général adjoint, s’applique à raconter les coulisses de l’offensive américaine. La version que l’histoire devra retenir. Non, l’opération n’a pas été apportée par une banque d’affaires, elle est le fruit d’une réflexion entamée dix ans plus tôt, lors de l’introduction en Bourse d’Iliad, et lentement mûrie au fil du développement de l’opérateur. A l’entendre, les équipes de Xavier Niel fourbiraient leurs armes depuis des mois, voire des années… L’histoire est un peu plus complexe.

Une ambition bridée en France

Derrière les rodomontades et le story telling soigné, la 9e fortune professionnelle du dernier classement de Challenges est avant tout animée par la volonté de prouver la réussite universelle de son modèle. Free est, pense-t-il, le modèle de l’opérateur de télécoms du xxie siècle. Il a caressé l’idée, en 2011, de devenir le deuxième opérateur français pour chatouiller Orange. Las, le gendarme de la concurrence l’a très vite dissuadé de racheter SFR. Au printemps, il a espéré mettre la main sur Bouygues Télécom, mais Martin Bouygues a jugé son offre honteusement basse.

Surtout, le rachat de SFR par Numericable lui reste en travers de la gorge. « L’opération de Patrick Drahi [propriétaire de Numericable] l’a beaucoup énervé, confie un bon connaisseur de l’affaire. Il y a sûrement une part d’ego dans son projet pour T-Mobile, mais il ne le fait pas seulement pour avoir des articles dans la presse, il y a une vraie conviction autour de ce deal. »

Dans une interview au Wall Street Journal, le 1er août, juste après la révélation de son offre, Xavier Niel présente même l’opération comme un mouvement vital : « Iliad a encore quelques années de croissance en France, mais avec cette opération nous préparons la croissance pour les dix prochaines années. » Le créateur de Free possède déjà une certaine expérience à l’étranger. Il a piloté à distance, en 2012, le lancement de Golan Telecom, en Israël, fondé par son poulain Michaël Boukobza-Golan. Et en avril, il a emporté Monaco Telecom pour 325 millions d’euros.

Un scénario bien huilé

La recette est à chaque fois la même. Elle est résumée dans un graphique révélé lors de la présentation des résultats semestriels d’Iliad, qui détaille les réductions des coûts que le groupe entend opérer à T-Mobile : 24% dans le réseau, 24% en services informatiques, 20% dans la gestion de la clientèle, 13% dans les ventes, le marketing et la publicité pour l’essentiel. Dans tous ces secteurs, Free a innové, notamment en développant ses outils en interne.

L’inventeur de la Freebox sait toutefois qu’intégrer un opérateur demande beaucoup d’énergie. Dans ce domaine, son historique personnel n’est d’ailleurs pas très convaincant : le rachat du fournisseur d’accès à Internet Alice, en 2008, s’est soldé par la quasi-disparition de la société. Ne reste qu’une discrète offre commerciale Internet low cost opportunément ressortie au printemps lorsque Bouygues Telecom a commencé à casser les prix dans le fixe. Quitte à se lancer dans une opération compliquée, autant donc mettre la main sur un des plus gros opérateurs de la planète afin de rentabiliser au maximum l’énergie dépensée !

Mi-juin, le fondateur de Free donne son go. Son équipe de choc se met en branle. Voilà sans doute la pierre philosophale de la réussite de Xavier Niel : un petit groupe d’hommes prêts à tout moment à poursuivre l’odyssée tracée par leur chef. Il y a, au cœur du dispositif opérationnel, le très secret Rani Assaf pour plancher sur le réseau et les systèmes informatiques. Cet homme, dont aucune photo n’existe, vit à Montpellier. Xavier Niel le considère comme l’homme le plus important de la société, avant lui-même. Pour travailler avec les banques, le fondateur de Free se repose sur Thomas Reynaud, son responsable financier, désormais directeur général adjoint, à la tête d’une équipe de cinq jeunes loups – il y a quand même une femme – de moins de 35 ans.

Un déficit de notoriété

Autour de ces piliers d’Iliad gravitent quelques personnages-clés. D’abord Vincent Le Stradic, le grand manitou des télécoms de la banque Lazard, rencontré il y a deux ans par l’entremise de Matthieu Pigasse, coactionnaire avec Xavier Niel dans le Groupe Le Monde. Il participe à la  réunion montée en urgence fin juin au siège parisien de la rue de la Ville-l’Evêque, pour boucler les 15 milliards de dollars de financement. Jean-Laurent Bonnafé, directeur général de BNP Paribas, et Samir Assaf, le patron du groupe d’investissement de HSBC, ont fait le déplacement en personne. Ils attendaient une petite prise européenne, dans la catégorie d’un Monaco Telecom. Ils manquent de tomber de leur chaise en découvrant la cible… Passée la surprise, ils signent des deux mains.

Il y a enfin Michaël Boukobza, qui vit à Tel-Aviv mais est régulièrement réquisitionné par Xavier Niel quand il faut mettre au point un plan de restructuration. L’homme a gagné le surnom de Bazooka, lors de sa mission de trois mois menée au Monde, en 2010, juste après le rachat par le trio Bergé-Niel-Pigasse.

La conquête de l’Amérique est une autre paire de manches. Xavier Niel a certes d’importants actionnaires américains, et il s’est fait un nom dans la Silicon Valley en investissant dans Nest, une start-up revendue 2,4 milliards d’euros à Google. Mais sa notoriété reste modeste. « Who the hell are these guys ? » (qui sont ces types ?) s’est exclamé, John Legere, le PDG de T-Mobile, depuis son bureau de Bellevue, près de Seattle, en apprenant, incrédule, l’offre remise par l’équipe d’Iliad, fin juillet. « Les synergies dont ils parlent se font essentiellement sur le management, explique un banquier d’affaires. Expliquer qu’ils sont capables de faire passer la marge de 20 à 30% est une insulte faite au PDG. » Bob Eatroff, le banquier de Morgan Stanley à la manœuvre pour Deutsche Telekom, s’est alors empressé de réclamer un brief détaillé à ses collègues parisiens sur ce trublion des télécoms.

Le sens du timing

Quant aux analystes financiers défilant sur les plateaux de Bloomberg TV, peu cachent leur scepticisme sur la capacité du « bad boy » à remporter la mise. Devra-t-il s’allier à des fonds de pension ou de grands acteurs américains des télécoms ? Même la Bourse de Paris s’effraie. Le titre Iliad a perdu un quart de sa valeur depuis l’annonce de l’offre de Free sur T-Mobile.

Heureusement pour lui, son sens du timing fonctionne aussi outre-Atlantique. La surprise est totale lorsque fuitent, le 31 juillet dans le Wall Street Journal, les intentions du Français. Il ne s’est pas laissé intimider par les émissaires de Deutsche Telekom avertissant : « Vous arrivez trop tard, nous avons quasiment signé avec Sprint. » Fin juillet, il ne manque plus sur le contrat que la signature de Masayoshi Son, le truculent PDG du groupe japonais SoftBank, propriétaire de Sprint, afin de marier les deux petits du mobile aux Etats-Unis. John Legere, le PDG de T-Mobile, se prépare, quant à lui, à toucher son bonus et à prendre la tête du nouveau groupe.

Mais le 1er août, la FCC, l’autorité américaine des communications, publie un mémo mettant sévèrement en garde les fiancés : le gendarme met son veto à la société commune qu’ils ont créée en vue d’acheter des fréquences mises en vente dans les prochains mois. « Une réduction notable de la concurrence », juge l’autorité. « Nous avons un copain ! » se réjouit Xavier Niel auprès de son équipe commando. Coup de tonnerre, le 5 août : Masayoshi Son jette l’éponge.

A Bonn, au siège de Deutsche Telekom, le regard porté sur Xavier Niel change. Certes, Tim Höttges, le PDG de l’opérateur allemand, balaie l’offre d’Iliad, trop basse. Mais les candidats ne se bousculent pas. Après le veto des autorités de la concurrence fin 2011, suite à la vente signée avec AT&T, le retrait de Sprint est une très mauvaise nouvelle. Le groupe voit se profiler une consolidation du marché européen et, s’il veut y mener la danse, il a besoin de cash. Xavier Niel le sait. Il y a un an, le britannique Vodafone a tiré 59 milliards de dollars d’argent frais de la vente de ses 45% dans Verizon Wireless, numéro un aux Etats-Unis. Alors, le manager allemand est prêt à des concessions. Une partie de poker menteur se joue donc  des deux côtés de l’Atlantique. Fin de la première manche dans les   prochains jours.


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