Comment Safran s’inspire du textile pour fabriquer ses moteurs d’avions

C’est une usine immense, perdue dans la neige boueuse de cette fin d’hiver dans un New Hampshire aux faux airs de Minnesota. Un site flambant neuf de 28.000 mètres carrés, quasi-unique au monde, que le groupe Safran et son partenaire américain Albany ont inauguré le 31 mars, en présence de la crème des élus locaux et de l’ambassadeur de France François Delattre. Ici, les deux partenaires ont commencé à produire des pièces en matériaux composites du futur moteur Leap, le bestseller de CFM (JV entre Safran et l’américain GE), qui équipera le 737 MAX de Boeing, le C919 du chinois Comac et une partie des A320neo d’Airbus.

Enième usine aéronautique ? Pas vraiment. Avec ce site de 400 à 500 salariés, qui sera complété en septembre par une usine jumelle à Commercy (Meuse), le duo Safran-Albany s’est lancé dans un pari technologique ambitieux: produire des pièces ultra-techniques (aubes et carters de soufflante) par un procédé dit de « tissage en 3D » de fibre de carbone.

Une quarantaine de métiers à tisser

« On travaille sur des fils qui ont la finesse d’un cheveu, souligne Jean Senellart, directeur du projet Leap pour l’usine de Commercy. Nos machines, des métiers à tisser issus de l’industrie textile que nous modifions, n’ont pas d’équivalent sur le marché ». Dans l’usine encore aux trois quarts vide, neuf métiers à tisser sont déjà en action. « On a la place pour mettre une quarantaine de machines et mener à bien la montée en cadence prévue », explique un des responsables du site. Celle-ci s’annonce ambitieuse: de 634 aubes (sortes de pales profilées que l’on voit à l’avant des moteurs d’avions) produites en 2013, le site doit passer à 1.400 en 2014 et 30.000 à l’horizon 2018-2019.

La forme de l’aube, une fois tissée, est découpée à la forme désirée, puis injectée de résine. « Pour comprendre, disons la structure est un peu comme celle d’un scoubidou, dans lequel on injecte ensuite de la résine », explique un spécialiste. L’aube est ensuite équipée d’un bord d’attaque en titane (métal résistant aux conditions en altitude, et aux éventuelles ingestions d’oiseaux par le moteur), et placée dans un autoclave, engin qui chauffe la pièce et la soumet à une pression donnée. La pièce est ensuite contrôlée par tomographie (rayons X), sa surface et sa géométrie sont vérifiées. Pas le droit à l’erreur sur ces pièces soumises à des conditions extrêmes, dont l’aérodynamisme, la résistance et la fiabilité doivent être parfaits.

Entre 400 et 500 emplois créés à Commercy

Grand avantage de la technique, le tissage en 3D permet de concevoir des pièces complexes très résistantes et légères, avec un gain de poids estimé à 450 kg par avion. « Nous travaillons depuis quinze ans sur cette technologie, qu’Albany et nous sommes les seuls à maîtriser », assure Jean-Paul Herteman, PDG de Safran. Ces innovations permettent au futur moteur Leap d’afficher une consommation de carburant inférieure de 15% aux générations actuelles de moteurs. Les deux partenaires ont investi 200 millions de dollars en tout dans les deux usines, qui vont monter en cadence jusqu’à 2018-2019.

Pourquoi cette alliance avec Albany ? Le choix est logique: ce groupe familial américain centenaire, coté à New-York (757 millions de dollars de chiffre d’affaires en 2013), est un grand spécialiste des textiles techniques. Déjà présent en France avec son usine de Sélestat (Bas-Rhin), il fabrique notamment les tapis des usines de fabrication de papier, des pièces textiles complexes dont le groupe s’est inspiré pour mettre au point le tissage 3D de la fibre de carbone. Les métiers à tisser créés par le Lyonnais Joseph-Marie Jacquard en 1801 trouvent ainsi, plus de deux siècles plus tard, une seconde jeunesse dans l’industrie aéronautique. Et contribuent à recréer de l’emploi industriel en France, avec les 400 à 500 recrutements de l’usine de Commercy.


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