Corruption: ces deux affaires qui menacent Airbus et Enders

Attachez vos ceintures, turbulences en vue. C’est, en substance, le message adressé aux 134.000 salariés du groupe par le patron d’Airbus Tom Enders le 6 octobre, au sujet des affaires de corruption qui entourent le groupe. « Nous allons probablement être confrontés à des fuites et de fausses allégations répandues par des personnes ayant un intérêt à discréditer la direction d’Airbus, écrivait le dirigeant dans un email aux troupes. En d’autres termes, préparez-vous à vivre une période turbulente et déroutante. » Enders ne croyait pas si bien dire: le jour-même, une enquête conjointe de Mediapart et du magazine allemand Spiegel l’accusait d’avoir participé à la création d’une structure, Vector, destinée à distribuer des pots-de-vin en marge de la vente de chasseurs Eurofighter Typhoon à l’Autriche en 2003.

Si l’accusation a été vigoureusement démentie par Airbus, le dirigeant allemand sait que les prochains mois s’annoncent houleux. A plusieurs reprises depuis 2014, il avait évoqué auprès de son comité exécutif le « ventilateur à merde » des affaires de corruption qui menacent le groupe. Celui-ci tourne désormais à plein régime: outre l’affaire des Eurofighter, sur laquelle les parquets de Vienne et de Munich s’apprêtent à boucler leur enquête, Airbus doit aussi faire face aux soupçons de fraude et de corruption sur plusieurs contrats d’avions civils, qui ont motivé à l’été 2016 l’ouverture d’une enquête du Serious Fraud Office britannique (SFO), rejoint peu après par le parquet national financier (PNF) français. « L’ambiance est complètement pourrie par ces affaires, témoigne un cadre dirigeant. Tout le monde sent bien que le sort de l’état-major, Enders compris, se joue maintenant. »

Vector, une « caisse noire » ?

Face à ces menaces, le groupe a opté pour deux stratégies de défense bien distinctes. Côté Eurofighter autrichiens, l’avionneur affirme rester droit dans ses bottes. Certes, le parquet de Munich a défini Vector, selon Mediapart et le Spiegel, comme une « simple société-écran »,  « une caisse noire » chargée de signer des « contrats fictifs ». Airbus aurait ainsi accepté de financer des infrastructures suggérées par le leader de l’extrême-droite autrichienne Jörg Haider, à l’époque en coalition avec les conservateurs, comme le club de football du Rapid de Vienne ou un projet de parc technologique.

Mais le champion européen assure que rien d’illégal n’a été constaté. Le fameux Vector ne serait qu’un des véhicules en charge des « offsets », les 4 milliards d’euros d’investissements en Autriche promis par Airbus pour emporter le contrat d’avions de combat au nez et à la barbe de Lockheed Martin. Crédible ? Un rapport parlementaire autrichien, lancé en mars et publié fin septembre, a en tout cas écarté les accusations de corruption. « Ni Clifford Chance (cabinet d’avocats mandaté par le groupe en 2012), ni les enquêtes du parquet de Munich et de Vienne n’ont mis en évidence à ce jour de preuve de corruption concernant la vente de l’Eurofighter en Autriche », abondait Airbus le 8 octobre. Le parquet de Munich lui-même, cité par l’agence Reuters, reconnaissait le 6 octobre qu’il n’y avait eu « jusqu’à présent que « peu de preuves de corruption payée par Vector à des tiers », et que les accusations portaient essentiellement sur des faits de détournement de fonds.

Enders sort la sulfateuse

Tom Enders, (trop ?) sûr de son fait, avait carrément sorti la sulfateuse en avril dernier. Dans une déclaration au vitriol transmise à la presse, il sous-entendait que l’affaire autrichienne se résumerait  à une manipulation du ministre autrichien de la défense Hans Peter Doskozil à des fins électorales, en vue des législatives du 15 octobre prochain. « Ce qui se passe en Autriche est un abus du système judiciaire pour des motifs politiques, assénait le patron d’Airbus. Cette affaire n’est rien d’autre que de la rhétorique électorale de bas étage. Nous ne laisserons pas une partie du gouvernement autrichien nous utiliser comme un punching-ball. »

Le ton est nettement plus mesuré sur l’autre grande affaire qui menace le groupe, l’enquête conjointe du SFO britannique et du PNF sur les contrats civils. Et pour cause : c’est Airbus lui-même qui avait signalé aux autorités britanniques, en avril 2016, des « irrégularités » sur la gestion de ses agents locaux, en clair les intermédiaires de certaines commandes d’avions civils. Dans la foulée de la nouvelle gouvernance du groupe en 2013, après l’échec du projet de fusion avec le britannique BAE, Airbus avait lancé le grand ménage au sein de ses agents locaux, chargés de faciliter les grands contrats.

Airbus se dénonce

Devant l’incapacité à justifier les prestations de certains de ces intermédiaires, le groupe avait même décidé, en septembre 2014, de stopper tous les paiements à ses agents locaux. « C’était un risque sur le plan commercial et judiciaire, mais il fallait le faire », assure-t-on chez Airbus. Constatant des irrégularités dans ses déclarations sur le rôle de certains agents, l’avionneur avait fait le choix de les signaler à l’UKEF (UK Export Finance), équivalent britannique de l’assureur crédit Coface, puis au SFO, l’office anti-corruption britannique.

Pourquoi cet empressement à se dénoncer ? En collaborant pleinement avec les autorités britanniques, le groupe espère ouvrir la voie à un « deferred prosecution agreement » (DPA), en clair une transaction financière sans reconnaissance de culpabilité, qui éviterait le cauchemar d’un procès pour corruption. Idem en France, où ce type de procédure a été institué par la fameuse loi Sapin 2. « La plupart des contrats civils et militaires intègrent des clauses qui interdisent aux groupes condamnés pour corruption de présenter une offre, on ne pouvait prendre ce risque », explique un proche du dossier.

Que vont faire les Américains ?

En lançant le grand ménage, Airbus espère surtout donner suffisamment de gages de bonne foi à l’administration américaine pour convaincre le Department of Justice américain de ne pas s’inviter dans l’affaire. Un pari risqué : si Airbus affirme s’appuyer sur le principe du « non bis in idem » (on ne juge pas deux fois les mêmes faits), le groupe n’a aucune garantie que l’ogre américain reste à l’écart de l’affaire. « Airbus limite les risques d’une action américaine en s’associant à une enquête britannique, qui a plus de chances d’être jugée crédible à Washington qu’une procédure purement française, estime Alain Juillet, ancien directeur du renseignement à la DGSE et ex-conseiller à l’intelligence économique à Matignon. Mais ce n’est en aucun cas une garantie à 100%. »

Depuis deux ans, Airbus s’emploie malgré tout à laver plus blanc que blanc. La « purge », selon l’expression de plusieurs cadres en interne, est mené d’une main de fer par un redoutable Monsieur Propre, le britannique John Harrison. Nommé « general counsel » début 2015 -à la fois secrétaire général, directeur juridique et responsable de l’éthique, cet ancien d’EADS Défense et de Technip s’est adjoint, comme révélé par la lettre Intelligence Online, les services du cabinet d’avocats américain Hughes Hubbard & Reed pour enquêter et remonter les informations vers le SFO et le PNF. Le groupe anglo-américain Forensic Risk Alliance est, lui, chargé d’ausculter les ordinateurs et téléphones portables des cadres d’Airbus en lien avec les fameux agents (« uniquement avec l’accord des cadres en question », précise Airbus).

« Bullshit Castle »

Pourquoi ce prisme anglo-saxon ? Airbus assure que le choix a été dicté par l’expertise de ces cabinets, rompus aux transactions à l’américaine. Le choix n’en continue pas moins de faire débat, en interne comme en externe. « Choisir des cabinets américains, avec tous les risques de fuite vers les Etats-Unis, relève soit de l’inconscience, soit de la bêtise pure et simple », accuse un historique de la maison. « Airbus a pris un risque, c’est une certitude, mais je ne suis pas certain qu’Enders avait vraiment le choix, estime Alain Juillet. Pour les Américains, des cabinets français n’auraient pas été considérés comme aussi crédibles. »

Loin de concerner tout le groupe, le grand ménage s’est concentré sur la division SMO (Strategy & Marketing Organisation), dirigée par le Lagardère boy Jean-Paul Gut jusqu’à 2007, puis par Marwan Lahoud jusqu’à son départ en février. Accusée par la direction d’Airbus d’être une sorte de boîte noire incontrôlable, la structure de 300 salariés, surnommée le « Bullshit Castle » par Enders, a été consciencieusement démantelée depuis trois ans. Elle a vu les départs successifs, outre Marwan Lahoud, du super-vendeur Jean-Pierre Talamoni, du directeur Moyen-Orient Bertrand de Fonvielle, ou du directeur Afrique Jean-Philippe Gouyet. Selon nos informations, c’est désormais au tour de la patronne de la globalisation Anne Tauby, autre historique du groupe, de faire ses cartons. « La stratégie d’Enders et Harrison est claire : apporter un maximum de têtes ensanglantées issues de SMO aux autorités, afin de prouver qu’ils font bien le grand ménage promis « , résume un cadre.

Le « bricolo » Olivier Brun

Comme révélé en 2016 par Intelligence Online, les enquêteurs d’Airbus s’intéressent particulièrement au directeur des opérations internationales Olivier Brun, spécialiste des bricolages financiers complexes, qui aurait caché des paiements à des agents et donné des informations fausses ou incomplètes. Un bouc-émissaire facile, estiment certains. « La thèse d’un Olivier Brun qui faisait ce qu’il voulait au sein d’un SMO sans aucun contrôle est une mystification, enrage un familier du dossier. Tout était validé par deux comités, dont l’un intégrait le directeur financier du groupe Harald Wilhelm, le directeur juridique, et des responsables des divisions d’Airbus. Brun faisait la plomberie des contrats, mais ce n’est pas lui qui signait les chèques. » Selon Mediapart, tous les contrats faisaient l’objet d’une double signature, celle de SMO et celle de la direction financière.

Airbus risque donc d’avoir du mal à circonscrire les responsabilités au seul SMO. Selon nos informations, les limiers d’Airbus commencent déjà à entendre les équipes de John Leahy, le mythique directeur commercial de la division avions civils, dont les équipes étaient, elles aussi, régulièrement en contact avec les agents locaux avant que ceux-ci soient débranchés en 2014. « Enders et Harrison ont lancé la machine, et ne savent pas comment l’arrêter », résume une source interne. Le groupe doit aussi compter avec le risque financier des procédures en arbitrage intentées par plusieurs intermédiaires. Airbus devrait dévoiler leur nombre le 30 octobre prochain, lors de la présentation de ses résultats du troisième trimestre.

Performances commerciales poussives

Cette grande purge pourrait-elle menacer les performances commerciales du groupe ? Airbus souligne qu’il a signé 1.700 commandes depuis début 2015. Mais les derniers chiffres montrent que les commandes d’avions civils rentrent désormais au ralenti. L’avionneur européen n’a vendu que  271 Airbus depuis le début de l’année. Boeing a fait deux fois mieux, avec 498 commandes depuis janvier. Même ralentissement côté défense : les prises de commandes d’Airbus Defence & Space ont chuté de 30% au premier semestre par rapport à la même période de 2016.

Tom Enders se sait donc sous surveillance. « En collaborant sans réserve avec les autorités britanniques et françaises, il a pris un risque, estime Alain Juillet. Si Airbus écope d’une amende raisonnable et évite des poursuites aux Etats-Unis, il pourra dire, avec raison, qu’il a limité la casse. » Si un des ces critères, voire les deux, n’étaient pas remplis, le sol pourrait devenir franchement glissant sous les rangers de Major Tom.

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