Devises et taux : USA : Le pragmatisme de Powell pourrait prolonger la hausse des taux

par Ann Saphir et Howard Schneider

JACKSON HOLE, Wyoming, 27 août (Reuters) – Un peu plus de six mois après son arrivée à la tête de la Réserve fédérale (Fed), Jerome Powell commence à imprimer sa marque à la banque centrale américaine en privilégiant le pragmatisme de décisions fondées sur les données conjoncturelles plutôt que sur les modèles et l’approche théorique qui ont prévalu au cours des dernières années et dont il a dit qu’ils pouvaient se révéler de mauvais guides.

Ce faisant, il pourrait jeter les bases d’un cycle de hausse de taux plus long que prévu à un moment où le débat s’intensifie entre responsables monétaires sur le niveau approprié des taux d’intérêt dans une économie qui a presque retrouvé ses pleines capacités. D’autant que le soutien de l’activité lié aux baisses d’impôts décidées par Donald Trump et à la hausse des dépenses publiques n’a peut-être pas encore fait sentir tous ses effets.

D’un autre côté, si les inquiétudes des entreprises quant aux conséquences négatives des tensions commerciales ne se sont pas encore matérialisées, elles pourraient contraindre la Fed à mettre un terme à sa politique de resserrement monétaire plus rapidement qu’attendu.

Cette dualité est nouvelle pour le Fed qui, sous les deux prédécesseurs de Powell, avait surtout à se préoccuper d’un seul type du risque: une inflation et une croissance trop faibles.

Avec un taux de chômage à 3,9%, inférieur à ce que la plupart des économistes considèrent comme soutenable à long terme, et une inflation proche de l’objectif de la Fed de 2%, la situation de l’économie apparaît beaucoup moins fragile.

Dans son allocution devant le symposium de Jackson Hole, qui réunit la fine fleur des banquiers centraux dans le monde, Jerome Powell a présenté l’approche qui lui semblait appropriée dans ce nouvel environnement. Elle consiste à faire preuve de jugement pour équilibrer les risques dans un sens comme dans l’autre, plutôt que de se fier à des variables estimées de manière approximative comme le fameux taux d’intérêt neutre.

Le taux neutre est le niveau théorique du taux d’intérêt qui, dans une économie saine, ne stimule ni ne freine l’activité. Il peut varier au cours du temps.

Powell penche nettement en faveur de l’idée selon laquelle les responsables monétaires doivent tracer leur chemin pour atteindre leur but avec pragmatisme et a cité un certain nombre d’incidents dans l’histoire de la Fed où le fait de s’être appuyée sur des variables techniques l’avait égarée, alors que de compter sur l’intuition avait donné de meilleurs résultats.

« INTUITION INFORMÉE »

« C’est une intuition informée », a dit le président de l’antenne d’Atlanta de la Fed, Raphael Bostic qui, comme d’autres représentants régionaux de la Fed, est en contacts réguliers avec des dizaines d’entreprises pour essayer de percevoir ce que les données économiques pourraient ne révéler que quelques semaines plus tard.

Cette approche, sans doute plus en phase avec le parcours de Powell, juriste de formation et ancien professionnel des marchés financiers, devrait se traduire par une moindre influence des techniciens de la politique monétaire qui se sont concentrés sur des questions comme les estimations du taux neutre ou du plein emploi.

Ces estimations sont fondées sur des données historiques et peuvent avoir du mal à intégrer les changements à l’oeuvre dans l’économie qui ne se sont pas encore traduits dans les indicateurs conjoncturels. C’est ce type de situation qui avait conduit, à la fin des années 90, le président de la Fed de l’époque, Alan Greenspan, à se prononcer contre des hausses de taux car il avait le sentiment que la hausse de la productivité n’était pas pleinement capturée par les statistiques du gouvernement.

« Nous arrivons à un moment où il est moins évident de savoir si nous devrions davantage nous préoccuper de la faiblesse de l’économie ou au contraire de sa trop grande vigueur », a déclaré Raphael Bostic en marge de la réunion de Jackson Hole. « Dans un sens, je pense qu’il est bon pour nous tous de considérer que la politique monétaire peut, beaucoup plus (que par le passé), aller aussi bien dans un sens que dans l’autre », a-t-il ajouté.

Le compte-rendu de la dernière réunion de politique monétaire de la Fed soulignait que les communiqués de politique monétaire se référant à un niveau de taux neutre « pouvaient véhiculer un sentiment de précision trompeur. »

L’impression pourrait encore être accentuée à un moment où la stimulation budgétaire de l’administration Trump et d’autres évolutions peuvent faire décaler le taux neutre à la hausse, comme de nombreux responsables monétaires le soupçonnent.

« AMOUREUX DES MODÈLES »

Si cela était le cas, la Fed pourrait relever davantage ses taux que cela n’est anticipé actuellement, en faisant valoir que la politique monétaire ne freine pas encore la croissance mais qu’elle est ppropriée au regard de la vigueur de l’économie.

Selon les projections les plus récentes de la Fed, deux nouvelles hausses de taux doivent encore intervenir d’ici la fin de l’année et trois en 2019, soit plus que ce que les investisseurs anticipent.

Dans le même temps, la Fed a amorcé la réduction de la taille de son bilan, un processus qui exerce une pression sur certains marchés financiers et sur les taux de marché et qui n’a pour l’instant pas de fin clairement fixée.

La Fed qualifie actuellement ses taux d’intérêt d' »accommodants », un élément de langage qui suppose une estimation du niveau de taux neutre, et devra sans doute être abandonné bientôt avec la poursuite de la hausse des taux, et qui n’a pas nécessairement besoin d’être remplacé.

Si Powell a dit qu’il jugeait la poursuite de la hausse graduelle des taux appropriée, il n’a pas tracé une trajectoire certaine pour les taux, prévenant que des idées préconçues sur le point d’arrivée de la politique monétaire pourraient diriger la Fed dans la mauvaise direction.

De même que pour le taux neutre, la Fed est à la peine pour évaluer des variables comme le niveau de chômage qui peut être atteint sans provoquer de tensions inflationnistes. Le consensus est qu’il a baissé mais le niveau lui-même semble insaisissable.

« Ce sont des éléments non-détectables et il (Powell) sait bien le souligner », a dit James Bullard, président de la Fed de St. Louis. « En tant qu’économistes nous tombons souvent amoureux de nos modèles, et je tombe certainement amoureux de mes modèles. Mais en même temps, je suis conscient et je dois me rappeler tout le temps à moi-même toutes les failles des modèles. » (Marc Joanny pour le service français, édité par Juliette Rouillon)


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