La bière est « essentielle »

« Soyons réalistes, plus les gens sont coincés à la maison, plus ils recherchent les petits plaisirs de la vie. » Comme la bière et le vin. Le patron de Constellation Brands, l’exploitant de Corona aux Etats-Unis, ne faisait pas que prêcher pour sa paroisse quand, il y a deux semaines, à l’occasion de la présentation des comptes 2019-2020 de l’entreprise qu’il dirige, il répondait à la question d’un analyste inquiet des conséquences du coronavirus sur le chiffre d’affaires. Dara Mohsenian, de chez Morgan Stanley, a en effet remarqué que lors des précédentes récessions, comme celle de 2008-2009, les ventes de bières avaient fondu. Mais cette récession-là est différente, donne à penser Bill Newlands. Est-ce parce que l’Etat joue la Providence ? En tout cas, à fin mars, il ne constatait pas de baisse des ventes. Les clients ont fait des stocks, et maitenant ils achètent sur Internet, font du « click-and-collect ». Pas de problème pour répondre à la demande, a rassuré M. Newlands, puisque la Corona continue à être brassée au Mexique par Grupo Modelo, et cela même si le gouvernement local a ordonné l’arrêt de toutes les activités « non-essentielles ». Et puis, si le PDG se montre confiant, c’est aussi que lors d’épisodes récessifs, les consommateurs se réfugient derrière les marques, « il y a un peu moins d’expérimentation. » Aussi est-il « très à l’aise » pour les ventes de Modelo et de Corona, la « bière américaine » numéro 1 à New York et Miami. La marque, qui s’est écoulée à 150 millions de caisses l’an dernier aux Etats-Unis, est aussi devenue – avec le virus – la coqueluche des réseaux sociaux. De la pub gratuite qui vient s’ajouter aux dollars repositionnés sur le marketing numérique faute de sponsorship sportif et de spots télé sur la chaîne sportive ESPN.

50% de chômage

Chez Constellation Brands, comme dans la plupart des entreprises, les dépenses d’investissements sont annulées, au mieux retardées. « Nous examinons en détail toutes les dépenses pour les affiner et les assouplir », a assuré Garth Hankinson, le directeur financier du distributeur de boissons alcoolisées. « Nous reportons sélectivement les investissements, a également annoncé James Kehoe, à la barre des finances des chaînes de pharmacies Walgreens. Par exemple, nous retardons le déploiement de SAP aux États-Unis, car il ne serait pas prudent de déployer de nouveaux systèmes dans les magasins alors que les équipes doivent se concentrer à 100% sur les demandes des clients. » Aux États-Unis, « les ventes [de Walgreens] ont été très fortes au cours des trois premières semaines de mars […]. Mais maitenant, nous constatons une tendance à la baisse, en particulier dans les zones de quarantaine [la moitié des Etats américains vivent sous une sorte de confinement]. » Les clients puisent dans leurs stocks, ne sortent plus, finis les achats de produits de beauté, « ils réorientent leurs dépenses vers ce qui est essentiel. » Tout comme les entreprises qui, pour rester à flot, coupent dans les coûts. En plus de réduire les dépenses d’investissement, elles licencient, obtiennent des facilités de crédit de plusieurs milliards de dollars, émettent de nouvelles dettes, suspendent les rachats d’actions.

80 millions de personnes ont un risque modéré ou élevé de perdre leur emploi, estime Moody’s Analytics. Ce n’est plus 30% de chômage qu’il faut craindre aux Etats-Unis, comme l’envisage le banquier central James Bullard, mais 50%. Ce qui explique le déluge de milliers de milliards de dollars d’aide à l’économie décidé par la politique américaine. L’Oncle Sam « incite les entreprises à licencier afin que leurs salariés puissent percevoir des allocations de chômage », note l’économiste Will Denyer de chez Gavekal Research. Le but de cette politique est de fournir un revenu temporaire pour que les ménages puissent payer leurs factures et faire leurs courses » tout en permettant la « survie » des entreprises qui, après la levée du confinement, réembaucheront. « La difficulté de ce plan est de savoir si les entreprises seront encore solvables au moment de la reprise. »

« Ils crament du gaz »

Soxante-huit pays devraient être en récession dans le monde, contre seulement onze l’année dernière, selon la Coface. Les risques de faillites, en hausse relativement faible en janvier, ont depuis explosé. C'est aux Etats-Unis que l'augmentation est attendue la plus forte.

Soxante-huit pays devraient être en récession dans le monde, contre seulement onze l’année dernière, selon la Coface. Les risques de faillites, en hausse relativement faible en janvier, ont depuis explosé. C’est aux Etats-Unis que l’augmentation est attendue la plus forte.

L’assureur-crédit Coface estime que, « quand bien même l’activité économique redémarrerait graduellement dès le troisième trimestre et qu’il n’y aurait pas de deuxième vague épidémique au second semestre », les dépôts de bilan vont bondir de 39% aux Etats-Unis cette année, soit trois fois plus qu’en France (+15%) et en Allemagne (+11%). Aux Etats-Unis, où la récession économique est pourtant attendue moins sévère qu’en Europe, « le secteur des services a davantage de petites structures fragiles avec une profitabilité assez faible. » Les compagnies pétrolières, très endettées, sont aussi plus nombreuses outre-Atlantique. Le pays compte 6.000 producteurs, tous confrontés à la chute des prix du pétrole, tombés en moyenne à 20 dollars le baril sous les coups d’un double choc de l’offre et de la demande. Whiting Petroleum, qui fut l’un des plus gros producteurs de schiste du gisement de Bakken, s’est déjà placé sous la protection du chapitre 11 de la loi sur les faillites. La situation est tellement chaotique là-bas qu’« ils préfèrent vendre à perte du pétrole, que de fermer des derricks qui coûtent cher à redémarrer. Ils crament du gaz », rapporte l’économiste Patrick Artus de la banque Natixis. ExxonMobil, qui comptait dépenser cette année 33 milliards de dollars en investissements en capital (machines, équipements), a finalement prévenu la semaine dernière qu’il réduisait de 10 milliards son enveloppe (-30%). Avant lui, Chevron avait coupé de 4 milliards ses estimations de Capex (-20%). Or, c’est notamment parce que les compagnies pétrolières investissent énormément qu’elles pèsent lourd dans l’économie américaine : 8% du PIB pour 16% des Capex, selon l’American Petroleum Institute.

Où il y a du pétrole, il y a Schlumberger. Depuis des bases installées dans 85 pays, l’équipementier vend, aux majors comme aux plus petits acteurs, pour 30 milliards de dollars par an d’outils de mesure de pression, des pompes, des services d’ingénierie, propose de l’analyse de données. Le groupe est leader dans son métier, il est considéré comme le baromètre de l’industrie. Un « bellwether », disent les anglosaxons. C’est dire si ses comptes à fin mars sont très attendus. « Notre compréhension est comme un rivage vu de loin, nous avons une idée de la géographie mais ce n’est qu’en nous approchant que nous commençons à comprendre sa complexité, explique un stratégiste macro chez Nordea Asset Management. Si vous jouez à Minecraft et que vous avancez, l’horizon est indéterminé et, à mesure que vous vous rapprochez, se révèlent des falaises, des montagnes, des rivières et des champs. » A quel point les résultats du plus gros équipementier pour l’industrie pétrolière seront mauvais ? Verdict vendredi.

A la mi-mars, un autre « bellwether », dans un autre secteur, avait mis en évidence des goulots d’étranglements dans la logistique, faisant craindre de l’inflation dans toute l’économie. La présentation par FedEx de ses résultats trimestriels avait en effet appris aux non-spécialistes qu’« environ 60% de la capacité de fret aérien entre l’Europe et les États-Unis est constituée de vols de passagers. » Sans eux, les prix du fret aérien s’envolent. Brie Carere, vice-présidente de FedEx et sa chef du marketing, a parlé de « gestion dynamique des prix au comptant. » Avec une implication globale puisque selon l’Association internationale du transport aérien (Iata), les compagnies aériennes transportent plus de 52 millions de tonnes de marchandises par an, ce qui représente plus de 35% du commerce mondial en valeur (mais moins de 1% en volume). Cela équivaut à 6.800 milliards de dollars de marchandises par an, soit 18,6 milliards de dollars de marchandises par jour. Certaines compagnies commerciales ont augmenté leur activité cargo pour des opérations sanitaires, ce qui permet de remplir les fonds de caisses. «  La situation est vraiment catastrophique, elles ont très peu de revenus », nous confie un spécialiste du financement de ces entreprises. C’est pourquoi elles sollicitent les banques. « On a classé les compagnies en plusieurs catégories. » Celles qui s’en sortent, qui étaient solides avant la crise. Celles qui ne s’en sortiront pas. Et celles dont la survie dépendra du support du gouvernement. Le scénario est celui d’un début de redémarrage du trafic aérien en juin pour l’Europe. Mais « le niveau pré-crise ne sera retrouvé qu’en 2022. »

« De la foutaise »

C’est ce mardi que débute, outre-Atlantique, la saison des publications par les entreprises des comptes trimestriels. Si Constellation Brands, Walgreens, ou même Nike, CostCo et FedEx, ont déjà rendu leur copie, c’est parce que leur exercice fiscal s’achève fin février. Pour celles largement majoritaires qui ont clôturé le trimestre fin mars, comme les banques Goldman Sachs et Citigroup, comme le géant de la pharmacie Pfizer ou l’assureur santé UnitedHealth, le moment de vérité est arrivé. En tout, vingt-deux entreprises du S&P 500 se plieront à l’exercice cette semaine. « Les chiffres du premier trimestre donneront les premières indications de l’ampleur du choc économique, explique Alexandre Baradez, analyste de marché pour le courtier IG France. Mais leur lecture ne sera pas simple car c’est la deuxième partie du trimestre qui a surtout été impactée. Les entreprises de services seront particulièrement surveillées étant donné leur poids dans l’activité économique américaine. » Aujourd’hui, Sébastien Galy s’intéressera particulièrement aux comptes de JP Morgan et de Wells Fargo, pour « découvrir la situation du marché du crédit », pour jauger des provisions passées, cet argent mis de côté pour faire face aux emprunts qui ne seront pas remboursés. Et aussi parce que « les banques ont vue sur une grande partie de l’activité économique du pays et ont donc une meilleure idée de l’ampleur du choc économique. » Quels dégâts du Covid-19 sur les chiffres d’affaires, les bénéfices ? A date et à l’avenir, si toutefois des dirigeants se risquent à des prévisions. Plus de 70 des entreprises du S&P 500 ont d’ores et déjà suspendu leurs guidances, selon Bloomberg. Les analystes tablent sur un repli de bénéfices de 7,7% au premier trimestre, suivi d’une chute de 15,9% au deuxième, d’après les données compilées par l’agence d’informations financières. Le consensus FactSet anticipe un repli de seulement 8% cette année, avant un rebond de 18% l’an prochain.

« Ils sont complètement à côté de la plaque », sentencie un stratégiste pour les marchés d’actions, au diapason de l’avis général du monde macro. Parce que si les stratégistes sont sûrs d’une chose en ce moment, c’est que les analystes sous-estiment la catastrophe économique. A les en croire, les bénéfices par action ne chuteraient que de 15% sur l’ensemble de l’année. « De la foutaise, attendez-vous à du -35%. Pendant la crise de 2008-2009, les bénéfices ont chuté de presque 30% au troisième trimestre 2008, puis de quasiment 70% au quatrième trimestre. » Et « la crise actuelle est peut-être plus grave qu’en 2008-2009, craint Jean-François Robin, responsable de la recherche et de la stratégie chez Natixis. Le choc est plus violent. Des secteurs comme l’aviation, l’automobile sont en grandes difficultés. Les marchés actions ont un peu oublié tout ça depuis quelques jours. » Pas de reprise en « V » ou en « U » à attendre, mais une reprise « en forme de transat ». Plutôt de « logo Nike », pour Gilles Moec, chef économiste chez Axa Investment Managers, qui table sur « une croissance du PIB positive, mais assez faible à partir du troisième trimestre. »

« On rachète du luxe mais pas de voitures »

Plus qu’« à côté de la plaque », les analystes sont surtout démissionnaires, paumés, impuissants à mettre un prix sur des entreprises mises à l’arrêt forcé sans date de redémarrage. Personne ne sait quand l’économie américaine « rouvrira ». Pas même l’état-major des entreprises, dans l’incapacité d’être le phare dans la nuit dont les analystes ont besoin. Du coup, la dispersion dans les estimations du premier trimestre (18%) est proche des records, note-t-on chez Bank of America Merrill Lynch, « bien supérieure à la moyenne de 7%. » « La situation est dynamique », se sont excusés des patrons. « La semaine 1 est différente de la semaine 2 qui n’a rien à voir avec la semaine 3 », a expliqué l’un d’eux. Mars n’a rien à voir avec février qui était déjà pire que janvier. Pourtant, il aura fallu les premiers confinements aux Etats-Unis pour que les analystes revoient enfin leurs copies. Les bénéfices de Booking Holdings (booking.com, agoda.com, kayak.com) ont perdu 40% entre la fin mars et la fin février. Les comptes de United Airlines sont désormais attendus dans le rouge. Les pertes d’Occidental Petroleum sont vues 3% plus grosses. Les analystes ont aussi relevé leurs anticipations de bénéfices pour Clorox, qui vend des désinfectants, pour Pfizer, pour le distributeur Kroger et le groupe d’agroalimentaire General Mills (propriétaire des céréales Cheeros ou Fitness, de Yoplait, d’Häagen-Dazs et de Géant Vert), ainsi que pour l’éditeur de jeux vidéo Activision Blizzard ou encore pour Netflix.

Les analystes ont surtout commencé à abaisser leurs prévisions de bénéfices pour cette année à partir de mars. Des révisions à la baisse qui ont alors concerné plus de 400 entreprises du S&P 500.

Les analystes ont surtout commencé à abaisser leurs prévisions de bénéfices pour cette année à partir de mars. Des révisions à la baisse qui ont alors concerné plus de 400 entreprises du S&P 500. | Crédits photo : FactSet

Patrick Artus, de Natixis, s’attend à ce que « la saison des publications trimestrielles confirme que l’alimentaire, la pharma, la tech sont les gagnants de cette histoire. » Début mars, CostCo disait avoir observé en février une « forte hausse » de ses ventes, « cela a eu un impact positif d’environ 3 points de pourcentage sur les ventes en données globales et en données comparables. » L’économiste prédit que « les indices boursiers vont remonter, mais avec une énorme hétérogénéité sectorielle. » Le secteur des biens durables est par exemple à éviter. « En Chine [où le confinement a été levé], on rachète du luxe mais pas de biens durables, on ne s’endette pas, on n’achète pas de voitures. » C’est pourquoi, estime Bank of America Merrill Lynch, « la saison des résultats est le moment pour être stock-picker. »