La fin de l’imperium allemand?

Apparemment, il n’y a pas là de quoi se relever la nuit: au cours de l’été dernier, a-t-on appris ce mardi, les commandes adressées à l’industrie allemande ont fortement reculé. Il se trouve en fait que, derrière cette statistique un peu austère, se cache peut-être bien la fin de l’âge d’or pour nos voisins teutons.

D’abord, l’ampleur du recul. Elle est remarquable. En août, les commandes engrangées par l’industrie allemande ont baissé de 1,2%. C’est une forte déception car tous les experts s’attendaient à une hausse, en particulier parce que juillet n’avait pas été très bon: -1,4% d’après les chiffres rendus publics en septembre. Le problème est que depuis lors, le ministère de l’économie allemand a révisé ce premier chiffre…  à la baisse. Ce n’est plus de 1,4%, mais de 2,2% que les commandes ont reculé en juillet – soit près de 3,5% de baisse cumulé sur les deux mois d’été, ce qui est considérable: il faut remonter à la crise de 2008 pour trouver une séquence comparable. Clairement, le « made in Germany » est à la peine. Cela se voit d’ailleurs dans deux autres chiffres eux aussi plus noirs que prévu: premièrement, la production de biens d’équipement a baissé de plus de 2% en août ; deuxièmement, les exportations allemandes ont baissé (le même mois) de 5,2%.

Il faut naturellement attendre quelques mois pour pouvoir parler à coup sûr de retournement : un creux temporaire est possible, et certains chiffres récents peuvent à leur tour être révisés, cette fois à la hausse. Il n’empêche: si la machine industrielle allemande était effectivement en train de s’enliser, cela ne se passerait pas autrement. Or, l’insolent succès allemand, industriel et commercial, constitue, pour l’Europe et même pour la planète tout entière, l’une des dimensions fondamentales du contexte économique de ces quinze dernières années. C’est dire quelle importance aurait une inflexion sérieuse et durable sur ce terrain.

L’explication principale du ralentissement de « Germany Inc » est, de l’avis unanime des experts, celui de « China Corp ». On sait que, depuis son décollage il y a 20 ans, la Chine a vu exploser sa production industrielle. Pour cela, il lui fallait s’équiper d’usines. Il se trouve que l’Allemagne dispose de remarquables avantages comparatifs en matière de machine outils et de bien d’équipements, si bien que les Chinois (mais aussi les Brésiliens, les Indiens, les Thaïlandais ou encore les Vietnamiens) passaient des commandes considérables à l’Allemagne dans ce domaine. La Chine (et, dans une moindre mesure, ses « satellites » et les autres Brics) devenait-elle, comme l’a dit, l’usine du monde?  Alors, l’Allemagne allait devenir, elle, l’ « usine de l’usine du monde »… Dès lors, un ralentissement chinois se traduit fatalement aujourd’hui par un ralentissement allemand.

L’effet de la mondialisation

A la faveur de cette évolution se posent deux questions majeures:

  1.       L’économie allemande est-elle aussi robuste qu’on le pensait ? Tout le monde l’a oublié mais, jusqu’à la fin du siècle dernier, l’Allemagne était à la peine en particulier à raison d’une spécialisation qui semblait jouer contre elle. Le monde semblait basculer vers une économie de services, or l’Allemagne se caractérisait par une économie bien plus orientée vers l’industrie que ses principaux concurrents. Ensuite, les domaines d’excellence industrielle allemands (machine outil, biens intermédiaires…) semblaient un peu ringard à l’heure du fabless et du boom des produits de consommation courante. Enfin, même dans l’industrie de consommation ou d’équipement des ménages, elle semblait un acteur de niche condamné à de petites séries. Dans les années 90, Mercedes, BMW ou a fortori Audi étaient ainsi des acteurs jouant sur une petite partie de la gamme et, donc, d’une taille un peu étriquée par rapport aux – oui, oui… – Renault et autres Peugeot.  La mondialisation a donné à l’Allemagne une chance inouïe : ses spécialisations industrielles « lourdes » qui sentaient un peu le cambouis et le XIXeme siècles sont devenues les plus courtisées, et ses voitures haut de gamme sont devenues des objets infiniment désirables pour toute une population de nouveaux riches. L’Allemagne n’y était pour rien, mais elle s’est trouvée être LE grand gagnant de cette période. Est-elle capable, si la parenthèse se ferme, de s’adapter et de conserver son élan? Ce n’est pas certain. Pour la France, qui est son principal fournisseur, la question n’a rien d’anecdotique!
  1.       Symétriquement, les pays qui avaient moins bénéficié de la mondialisation que l’Allemagne (et, parfois même, en avaient souffert) ont peut-être mangé leur pain noir. Si la Chine ralentit, c’est en grande partie parce que ses exportations ralentissent – le gouvernement chinois cherche d’ailleurs à doper la consommation intérieure pour que celle-ci prenne le relais. Et si elles ralentissent, c’est parce que la compétitivité chinoise s’est considérablement érodée. L’envolée des salaires, en tout cas dans les zones côtières, a été telle en Chine que, bien souvent, il n’est plus rentable, pour un industriel occidental, d’y produire pour exporter vers les bassins de consommations européen et américain. Les Etats-Unis ont d’ailleurs bénéficié ces dernières années d’un début de rapatriement des usines (« re-shoring »). Pas encore l’Europe – il est vrai que les Etats-Unis ont également bénéficié de l’effet gaz de schiste, qui a accéléré le mouvement. Peut-être est-ce son tour…

Au total, si, de fait, la Chine bascule, maintenant qu’elle s’est beaucoup enrichie, vers une économie plus orientée vers la consommation domestique que vers les fabrications à bas coup ensuite exportées chez nous, nous pourrions bientôt voir s’ouvrir une période bien plus favorable à la France qu’à l’Allemagne: chez nous, l’intensité concurrentielle devrait fortement diminuer pour nos producteurs (qui étaient bien plus en compétition avec les Chinois que ne l’étaient les Allemands) et, à l’export, nos spécialisations vont retrouver toute la pertinence qu’elles avaient perdu durant la période où la Chine était principalement occupée à se bâtir une base industrielle.

Peut-être sera-t-il, en 2020, beaucoup plus opportun et rentable d’être le berceau de Danone, LVMH, Accor et Publicis que de Daimler, Siemens ou Thyssen-Krupp…

    

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