La guerre mondiale du tourisme aura lieu entre Airbnb, Expedia et Booking

C’est un immeuble haussmannien, 4 place de l’Opéra à Paris. Une fois passé le digicode, un vigile demande aux visiteurs d’approuver une clause de confidentialité sur une tablette tactile : « … je m’engage à ne rien révéler de ce que je verrai dans les bureaux…  » Procédure à l’américaine. Heureusement, on peut en être dispensé. On ne pénètre pas facilement dans le  » Nid « , le siège français d’Airbnb, 700 mètres carrés aux allures d’appartement témoin, avec sa déco de loft, son open space mansardé, ses canapés confortables, sa grande salle de réunion façon agora capable d’accueillir une cinquantaine de personnes pour les meet up (événements de cohésion), son salon California avec la déco d’un chalet du Lac Tahoe, dans la Sierra Nevada, pour les négociations en one to one. Et surtout sa vue à couper le souffle sur la rue de la Paix, d’un côté, et la rutilante coupole du Palais Garnier, de l’autre. On n’ose imaginer le prix d’un week-end dans ce loft s’il était commercialisé sur Airbnb.  » Il est vrai que nous envoyons un message avec ce bel endroit, admet Emmanuel Marill, directeur général d’Airbnb France. Nous sommes là ! Nous ne nous cachons pas. « 

Mais le « Nid » est aussi le théâtre de rencontres discrètes avec deux catégories d’interlocuteurs stratégiques pour l’avenir de la plateforme : les hôteliers et les grandes entreprises françaises. « Je réponds souvent aux questions d’investisseurs dans l’hôtellerie qui se renseignent sur les caractéristiques des locations Airbnb », explique Emmanuel Marill. Aujourd’hui, au moment de rénover un hôtel, les propriétaires s’interrogent sur la possibilité de le rendre compatible avec le puissant service de location d’appartements. Une transformation pas toujours possible mais toujours envisagée. « Nous ne proposons pas des logements mais des rencontres avec des hôtes bien réels, qui présentent leur hébergement, leur quartier, qui mettent leur photo, insiste Emmanuel Marill. Cela n’est pas compatible aujourd’hui avec des hôtels standardisés ayant de nombreuses chambres. En revanche, nous travaillons déjà avec des boutiques-hôtels. »

Des hôteliers proposent leurs chambres sur Airbnb

Ainsi, l’enseigne d’hôtels indépendants « Les Collectionneurs » (ex-Châteaux & Hôtels Collection) a-telle franchi le pas il y a deux ans. « Comme Airbnb, nous cultivons nos différences pour séduire des clients qui aiment sortir des sentiers battus et nous sommes ravis d’être pionniers », plaide Xavier Alberti, le directeur général de cette marque haut de gamme qui compte le chef Alain Ducasse parmi ses actionnaires. Chaque hôtel de l’enseigne est libre d’apparaître sur Airbnb, et « à ce jour plus de la moitié de nos établissements y proposent une ou plusieurs chambres, soit 200 au total. C’est du bon yield management [optimisation des capacités d’hébergement], une diversification de notre distribution au côté des plateformes hôtelières telles que Booking, Expedia, nos propres sites ou même Vente-privée ».

A terme, plusieurs experts prédisent un rapprochement stratégique entre les hôteliers et la plateforme américaine. « Cette profession a toujours commencé par protester contre les évolutions trop rapides avant de les adopter massivement : les chaînes intégrées dans les années 1980, les chambres d’hôtes dans les années 1990, Booking et Expedia dans les années 2000 et maintenant Airbnb, rappelle Marc Watkins, président du cabinet Coach Omnium. Mais, finalement, l’hôtellerie sait toujours faire les bons choix pour ses comptes, à commencer par le groupe français Accor qui n’est plus à un revirement près. » Le leader français avait d’abord pensé résister à Airbnb en lançant sa propre plateforme de réservation ouverte à l’ensemble des hôtels indépendants mais a dû y renoncer faute d’avoir su attirer les clients. Aujourd’hui, son président Sébastien Bazin recommande même à ses collaborateurs d’utiliser Airbnb pour bien connaître le marché. Idem pour Laurent Duc, le président de l’Union des métiers et industries de l’hôtellerie, qui a pourtant assigné Airbnb, mais qui avoue avoir « très souvent réservé des hébergements à titre personnel » sur le site américain, au risque de paraître incohérent.

Booking et Expedia, les vrais rivaux d’Airbnb

Le modèle Airbnb qui a convaincu 20 % des Français compte encore progresser. « La France, première destination touristique au monde, va bientôt accueillir 100 millions de visiteurs par an, et nous n’avons que 650 000 chambres d’hôtels disponibles, un chiffre qui n’augmente pas, analyse Jean-Pierre Nadir, fondateur d’Easyvoyage. A titre de comparaison, l’Espagne en compte 100 000 de plus pour beaucoup moins de touristes. Il y a donc de la place pour Airbnb, et c’est l’intérêt des hôteliers de s’y affilier pour sortir de leur dépendance aux géants Booking et Expedia qui leur prennent des commissions de 17 % alors qu’Airbnb ne coûte que 3 à 5 % au loueur ».

La bataille à venir ne sera donc pas entre les hôteliers et Airbnb, mais entre les trois grands géants mondiaux de la réservation touristique : Booking, Expedia et Airbnb, qui se disputeront la distribution des chambres, appartements, hôtels mais aussi les réservations de restaurants, les activités touristiques, le tourisme d’affaires et peut-être les transports. « A titre de comparaison, Booking a déjà une valorisation de 82 milliards de dollars, Airbnb peut être évalué à 25 milliards, alors que le groupe français Accor pèse seulement 13 milliards, indique Jean-Pierre Nadir. Mais alors que Booking et Expedia sont très dépendants de leurs investissements sur Google à qui ils reversent une bonne partie de leurs revenus pour être bien référencés, Airbnb est sans doute moins dépendant car sa marque jouit d’une identité forte. » C’est même un combat à cinq qui se joue pour le tourisme mondial, si l’on ajoute Trip Advisor et Ali Baba, « tout cela sous le regard très avisé de Google, Amazon et Facebook qui scrutent en permanence un marché leur fournissant plus ou moins directement une bonne part de leurs revenus », ajoute Jean-Pierre Nadir.

Cap sur les voyages d’affaires

Bien entendu, Emmanuel Marill, directeur général d’Airbnb France, ne fait aucun commentaire sur ces possibles évolutions. Pour l’heure, sa priorité consiste à mettre en relation des particuliers hébergeurs avec des particuliers clients et à développer les expériences. Déjà 1 500 « hôtes expériences » proposent des activités ludiques culturelles ou gastronomiques. Mais plus discrètement, il développe ses activités B to B. « Nous visons de plus en plus les entreprises et invitons souvent leurs Travel managers à venir nous voir ici. » Déjà 35.000 sociétés françaises se sont inscrites ou ont réservé sur la plateforme pour leurs voyages d’affaires via le service Airbnb for Work. Cette clientèle corporate constitue un beau gisement pour l’opérateur qui propose aussi des locations de journée, pour les réunions de travail et séminaires d’entreprises. « Dix pour cent de nos hébergements actuels sont parfaitement adaptés pour des réunions de team building et de brain storming », affirme Emmanuel Marill.

Enfin, l’entreprise américaine mise aussi sur la France périphérique, un autre gros réservoir d’hébergements et d’activités. « Il existe plus de 15.000 communes françaises qui n’ont pas un seul logement Airbnb », souligne Emmanuel Marill qui rencontre des présidents de conseils départementaux pour vanter ses activités et désamorcer les malentendus. Mais cette offensive à la campagne n’est pas vue d’un bon oeil par ceux qui y sont historiquement présents, telle l’association des Gîtes de France. « Nous ne sommes pas seulement un service de location, nous délivrons aussi un label de qualité », insiste son nouveau directeur général Jacques Masson, qui reconnaît que la menace Airbnb, « oblige tout le monde à se moderniser et se trouver des alliés. » Il s’apprête à lancer une campagne de communication inédite (en ligne et à la télé) présentant ses adhérents dans plus de 100 spots différents pour un budget de 2,4 millions d’euros. Objectif : moderniser son image.

Quant aux alliances, elles sont en train de se sceller dans ce tourisme des fermes et des villages. Clévacances et Gîtes de France ont décidé d’unir leurs forces dans une nouvelle plateforme regroupant 100 000 hébergements qui sera lancée fin 2019. Dans le même temps, les enseignes Logis de France et Citotel viennent aussi d’annoncer leurs fiançailles. « L’un des effets les plus bénéfiques du phénomène Airbnb, c’est le coup de pied au derrière donné à un secteur vieillissant, s’amuse Marc Watkins, du cabinet Coach Omnium. Rien que pour cela, il faut les remercier ! »

Leboncoin.fr veut sa part de soleil

Pas question de laisser Airbnb profiter seul des locations de vacances en France. Depuis quelques mois, Leboncoin.fr affiche ses ambitions sur ce marché dont il revendique la deuxième place avec plus de 200 000 offres de logement. « Jusqu’à présent, nous ne faisions que de la mise en relation, explique Antoine Jouteau, le PDG du site de petites annonces entre particuliers. C’est toujours possible mais on veut aller plus loin en sécurisant les réservations et les transactions. » Plus question d’envoyer des arrhes par courrier, l’entreprise s’est alliée avec un prestataire néerlandais pour assurer ce service. Il est en phase de déploiement, et gratuit pour l’instant. A ce jour, 20 000 hôtes se sont déjà identifiés en transmettant leurs coordonnées bancaires et leur carte d’identité. Leboncoin.fr souhaite y adjoindre d’autres services, comme une assurance. Mais sa commission sera inférieure à celle de son concurrent américain Airbnb, dont Antoine Jouteau n’oublie jamais de rappeler qu’il ne paie quasiment pas d’impôts en France.

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