Le numéro deux de Thales débarque à la tête de Naval Group

Naval Group connaît enfin son futur pacha. Comme annoncé mercredi 22 janvier par Challenges, le choix de l’Etat s’est porté sur le numéro deux de Thales, Pierre-Eric Pommellet, actuellement directeur général opérations et performance du groupe français. Le nom de ce X-Supaéro de 55 ans a été validé vendredi 24 janvier matin lors d’un comité des nominations. Il sera proposé lors du prochain conseil d’administration, prévu en février, et validé lors d’une assemblée générale convoquée en mars. « Pierre-Eric Pommellet est un homme-clé de la défense française, il est rigoureux et loyal, il a toute notre confiance », indique une source gouvernementale. Si un cabinet de chasse de tête avait été mandaté, c’est bien l’Etat qui a été seul décisionnaire : il détient 62,25% du capital du groupe, contre 35% à Thales, 1,73% aux salariés et 1% en autocontrôle.

D’autres noms avaient circulé, comme celui du directeur général adjoint de Naval Group Alain Guillou, celui du directeur des programmes Olivier de la Bourdonnaye (l’option défendue par Hervé Guillou) ou celui de Marie-Pierre de Bailliencourt, ancienne DG du groupe, qui avait été un des grands artisans du contrat du siècle des sous-marins australiens. Le nom de Benoît Ribadeau-Dumas, directeur de cabinet d’Edouard Philippe et ancien de Thales et Zodiac, avait aussi été cité. Le scénario d’une prolongation d’Hervé Guillou, un temps évoqué,avait été écarté ces derniers mois : celui-ci étant touché par la limité d’âge de 65 ans le 24 mars prochain, un tel projet nécessitait un changement des statuts du groupe.

Figure de la défense

Pierre-Eric Pommellet est tout sauf un inconnu pour le petit milieu de la défense. Né à Brest, ce polytechnicien affable, passé par le prestigieux MIT, baigne très tôt dans le monde du naval de défense. Son père Pierre a été un des artisans de la construction de la base de l’Ile Longue, dans la rade de Brest, la base des sous-marins lanceurs d’engins (SNLE) français. Quant à son grand-père, il avait dirigé l’usine de la DCN (ancêtre de Naval Group) de Nantes-Indret. Pierre-Eric Pommellet débute à la Direction générale de l’armement en 1990, avant de passer deux ans à la DCN (Direction des constructions navales), l’ancêtre de Naval Group. Un passage en cabinet ministériel plus tard, chez Jean-Pierre Raffarin au ministère de l’artisanat, du commerce et des PME, il entre chez Thales dont il gravit peu à peu les échelons : directeur de l’usine du Haillan (Gironde), directeur des équipements militaires, directeur de la division aérospatiale, puis de celle des systèmes de mission de défense.

Lors du départ du patron de Thales Jean-Bernard Lévy vers EDF fin 2014, « PEP, son surnom en interne, est un des favoris pour le fauteuil de PDG. Il peut même se prévaloir du soutien de Dassault Aviation, actionnaire à 25% du groupe. Mais le conseil lui préfère finalement Patrice Caine. Cette déception n’empêchera pas les deux hommes de bien travailler ensemble : Patrice Caine nommera même Pierre-Eric Pommellet directeur général en charge des opérations, en clair numéro deux du groupe. « L’entente entre les deux hommes est très bonne », assure un connaisseur de la maison Thales. En prenant la barre de Naval Group, Pommellet monte d’un cran, mais va perdre en salaire : les émoluments du PDG de l’ex-DCNS sont plafonnés à 450.000 euros par an, beaucoup moins que ce que PEP touchait au sein de l’équipementier. « Il y perd pas mal au plan financier, ce qui prouve sa motivation », estime une source gouvernementale.

Remous chez Naval Group

A peine confirmée, la nomination du Breton à la tête de Naval Group fait déjà des vagues au sein de l’ex-DCNS. Dans un communiqué commun publié mercredi 22 janvier, la CFE-CGC et l’UNSA de Naval Group assurent que les salariés du groupe ne comprendraient pas la nomination d’un dirigeant de Thales à la tête du champion naval français. Les syndicats « dénoncent le comportement de l’actionnaire Thales, qui dispose de droits bien supérieurs à son poids actionnarial (35%), freine la stratégie de développement et de coopération européenne de l’entreprise dès lors qu’elle ne sert pas la sienne, et pire encore se place régulièrement en concurrence de sa filiale Naval Group sur les offres export, comme encore récemment sur la consultation pour les Pays-Bas. »

De fait, les relations de Thales et de sa filiale à 35 % sont loin d’être idylliques. Thales était opposé au projet Poséidon de rapprochement des activités de navires de surface de Naval Group et de l’italien Fincantieri, qui a donné lieu à la création de la coentreprise Naviris. Thales et Naval Group se retrouvent même parfois en compétition sur de grands contrats export. Ce fut le cas en 2019 sur le contrat de navires chasseurs de mines en Belgique et aux Pays-Bas, un contrat de 2 milliards d’euros remporté par Naval Group et ECA au détriment de Thales et STX. Les relations ont d’ailleurs toujours été glaciales entre Hervé Guillou et le patron de Thales Patrice Caine.

« Intérêts divergents »

Dans ces conditions, estimaient les deux syndicats dans leur communiqué, « les personnels de l’entreprise ne comprendraient pas que la succession du PDG actuel, Hervé Guillou, soit l’opportunité pour Thales de positionner un outil industriel de souveraineté comme Naval Group en situation de dépendance vis-à-vis d’un équipementier. » L' »équipementier » en question étant évidemment Thales. « Nous n’avons rien contre Pierre-Eric Pommellet, qui semble être un dirigeant brillant, mais nous estimons que Thales ne joue pas le jeu qu’il devrait jouer : il privilégie ses intérêts, qui sont parfois divergents avec les nôtres », assurait le 22 janvier à Challenges Olivier Ménard, président CFE-CGC de Naval Group.

Au gouvernement, on assure n’avoir « aucun agenda caché » de prise de contrôle de Naval Group par Thales. « Ces soupçons relèvent du fantasme ou de l’instrumentalisation, assure une source proche du dossier. Nous avons pris le meilleur candidat. Naval Group restera indépendant, avec pour principal chantier de livrer à l’heure les sous-marins nucléaires d’attaque Barracuda, et de développer les futurs sous-marins lanceurs d’engins SNLE 3G et le futur porte-avions. »  Aucune évolution du capital de Naval Group n’est prévue, indique une source gouvernementale. Un chantier est en revanche lancé pour identifier les zones de frottement entre Naval Group et Thales sur les compétitions export, et les éventuelles réponses à y apporter.

Feuille de route chargée

La feuille de route de Pierre-Eric Pommellet chez Naval Group s’annonce chargée. Il va devoir livrer à l’heure les six sous-marins nucléaires d’attaque de nouvelle génération Barracuda, dont le premier, le Suffren, est attendu cet été par la Marine. Il devra poursuivre les travaux préalables au lancement des programmes de futurs sous-marins nucléaires lanceurs d’engin (SNLE 3G) et de futur porte-avions. L‘étude sur le successeur du Charles de Gaulle confiée en octobre 2018 à Naval Group, Thales, MBDA, Technicatome et les Chantiers de l’Atlantique doit être rendue ces prochains mois : elle devrait notamment trancher la question de la propulsion, nucléaire ou conventionnelle. Le nouveau pacha de Naval Group devra aussi mener à bien la montée en puissance du contrat des sous-marins australiens, objet d’une grosse polémique dans les milieux politiques à Canberra. Il devra enfin gérer la délicate question de la consolidation du naval de défense européen : poursuite ou non du travail avec l’italien Fincantieri, et possibles discussions avec d’autres acteurs, comme l’espagnol Navantia ou l’allemand TKMS.

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