Le paradis fiscal suisse se transforme en enfer pour les Français

C’est une scène difficile à imaginer pour un Français. De 400 à 500 Suisses fêtant la sortie du classement, par le magazine Bilan, des 300 premières fortunes (locales et étrangères) de leur pays ! Dans la salle du luxueux hôtel InterContinental de Genève, des banquiers, des avocats et… quelques riches venus donner leurs recettes pour le devenir.

Bien sûr, aucune grande fortune française ne s’est risquée à assister à cette manifestation. Les Français forment pourtant le premier contingent étranger du palmarès, avec 45 classés, de Castel à Wertheimer, en passant par les familles Bich, Lescure et Peugeot…

Les banques poussent les clients à les quitter

Est-ce les petits fours, est-ce le vin blanc de Lavaux ? Rapidement, les langues se sont déliées et les conversations ont glissé, comme toujours depuis quelques mois en Suisse, sur le poids de la fiscalité… française, et sur la chasse aux riches. Pour Bernard Nicod, promoteur roman fortuné (200 millions de francs suisses), les Français sont incompréhensibles : « Ils haïssent leurs riches, la politique de leur gouvernement est cinglée. Conséquence : ils sont dans le trou ! »

Il n’y a pas que les Français à être dans le trou : à cause de la lutte généralisée contre l’évasion fiscale, la finance suisse découvre… la crise. Le chômage, dans le secteur, est passé en quelques mois de moins de 5% à plus de 9%, et les banques continuent de licencier par charrettes entières. L’UBS, qui prévoit 10.000 licenciements d’ici à 2015, a même pris une mesure qui a beaucoup choqué: elle a annoncé en octobre qu’elle ne verserait plus la généreuse indemnité accordée jusqu’alors à tous les employés dont elle se séparait.

« Nous avons renégocié notre plan social afin de pouvoir y ajouter un changement de paradigme », indiquait sa porte-parole, Eveline Müller. « Paradigme ! C’est une drôle de façon de dire que nous perdons des clients ! » s’emporte un syndicaliste de la banque. Le plus étonnant, c’est que ce sont les établissements eux-mêmes qui poussent leurs clients à les quitter !

Pressions et restrictions

Longtemps, le pays a accueilli sans y regarder de trop près les dépôts de toute nature. Au point que Le Temps – journal généralement bien informé sur le sujet – estime à 80.000 le nombre de comptes de Français non déclarés dans les banques, où dorment quelque 70 milliards d’euros. Ce serait même 180 milliards d’euros, à lire La Richesse cachée des nations, un ouvrage de l’économiste Gabriel Zucman, professeur à la London School of Economics.

Mais, depuis quelques mois, la ministre des Finances suisse, Eveline Widmer-Schlumpf, a mis en place la Weissgeld Strategie (stratégie de l’argent propre) pour répondre aux exigences de Bruxelles et aux menaces américaines suite à l’affaire des fichiers de l’UBS. Des mesures qui s’ajoutent à l’échange d’informations mis en place en mars 2009 avec les autres Etats, dont la France, et à la décision du Conseil fédéral, qui demande aux banques non seulement de ne plus accepter d’argent non déclaré, mais aussi « de régulariser le passé, c’est-à-dire la situation de l’argent se trouvant déjà dans les établissements bancaires helvétiques », précise Philippe Kenel, avocat fiscaliste genevois.

Désormais, les banquiers suisses font assaut de vertu: l’argent non déclaré leur brûle les doigts. « Le pire, c’est qu’après avoir dragué les clients pendant des années, les banquiers les prennent maintenant au piège », affirme Carlo Lombardini, avocat et professeur de droit à l’université de Genève.

Tout est bon pour obliger mes clients à régulariser leur situation

Cet été, les grandes banques genevoises ont en effet sommé leurs milliers de clients français de prouver qu’ils étaient en règle avec leur fisc. « La presque totalité d’entre eux régularise », affirme, sans se démonter, Claude-Alain Margelisch, directeur général de l’Association suisse des banquiers (ASB). Ce qu’il oublie de dire, c’est que leur banque ne leur laisse pas le choix ! Un client a ainsi découvert, lors d’un rendez-vous avec un conseiller, que son compte avait été soldé. Un employé lui a alors remis tous ses avoirs sous forme de chèque barré. Or ce type de chèque ne peut être encaissé que dans une banque où le client a déjà un compte. Et s’il s’agit d’une banque française, celle-ci exigera de connaître l’origine des fonds, que notre client aura bien du mal à expliquer !

De plus, prendre le TGV vers Paris avec un tel document en poche est très dangereux : les douaniers ont appris à repérer les « touristes financiers ». Seule solution : partir ouvrir un compte à Singapour. Ce qu’une petite centaine de clients français auraient fait. Ou contacter un avocat et négocier avec la cellule de régularisation mise en place par Bercy, ce qu’ont fait 4.500 contribuables.

Impossible de retirer de l’argent liquide sur con compte

Le piège est d’autant plus efficace qu’il va devenir impossible de retirer en liquide l’argent de son compte: les banques ne l’autorisent plus – « pour ne pas être accusé de complicité de fraude », se justifie un banquier. Cet automne, elles ont limité les retraits en liquide à 250.000 francs suisses à l’UBS et au Credit Suisse, à 100.000 francs suisses à BNP Paribas, et à 150.000 dollars, ou 20% de la fortune totale, à HSBC. Depuis début décembre, les plafonds autorisés sont descendus à moins de 25.000 euros, et des établissements, tel Lombard Odier, refusent de délivrer le moindre franc, euro ou dollar en cash… Personne ne pleurera sur le sort de contribuables qui ont dissimulé des capitaux au fisc, mais avouons que la méthode est anticommerciale !

Ce n’est pas tout : début 2013, Bercy s’est aussi attaqué aux 200.000 Français vivant en Suisse. Et notamment aux fameux « exilés fiscaux », les 2.000 qui s’y sont installés pour bénéficier du système, tout à fait légal, du « forfait ». Ils sont alors imposés à un taux d’environ 30% sur cinq fois la valeur locative de leur logement, majorée de 30%. Or Bercy, depuis janvier, ne reconnaît plus la convention franco-suisse de 1966 qui autorisait ce système. Les exilés fiscaux français sont donc menacés de double imposition : le forfait suisse, auquel s’ajouterait l’impôt français sur les revenus et le patrimoine… « D’un point de vue juridique, cela ne tient pas et j’espère que la France ira devant les tribunaux pour qu’elle se fasse condamner », prévient l’avocat Philippe Kenel.

La déprime est également immobilière

La menace d’une fin du forfait freine beaucoup les ardeurs des futurs émigrés, et le flot des Français candidats à l’exil s’est fortement réduit. Les autorités ne donnent pas de statistiques, mais, déjà, le marché immobilier, étape obligée à l’installation de tout exilé, est en pleine déprime. « Les ventes aux Français ont baissé de moitié… et les plus grosses transactions, qui montaient jusqu’à 30 millions de francs suisses, n’en dépassent plus une quinzaine aujourd’hui », reconnaît Grégory Marchand, directeur des ventes de l’agence immobilière John Taylor de Genève.


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