Marseille asphyxiée par les croisiéristes

Des nuages noirs s’amoncellent au-dessus du littoral marseillais. Il ne s’agit pas de la tempête Miguel qui approche mais d’un paquebot qui s’apprête à faire escale, rejetant au passage particules fines, oxyde de soufre (SOx), ou encore oxyde d’azote (NOx) dans l’atmosphère. Une image devenue banale à Marseille, où plusieurs dizaines de géants des mers accostent chaque année et qui rendent l’air de la ville de plus en plus irrespirable. D’après une étude publiée le 4 juin dernier par l’ONG Transport & Environnement, qui a analysé les rejets de 203 navires de croisière dans 150 ports européens, la Citée Phocéenne est le 8ème  port le plus pollué du Vieux Continent. Côté français, Le Havre (21ème), Nice (39ème), Cannes (41ème) et Toulon (49ème) l’accompagnent dans ce triste tableau. Un nouveau signal d’alarme sur les effets néfastes d’un secteur pourtant en pleine croissance, et sur lequel la municipalité marseillaise compte beaucoup pour développer l’économie locale.

Des navires plus polluants que l’ensemble des voitures

Selon Transport & Environnement, les 57 paquebots qui ont fait escale à Marseille en 2017 ont rejeté quatre fois plus de SOx que les 340.000 voitures circulant dans la ville.  » Ce n’est pas une surprise, nous dit Gilles Marcel, le président de l’antenne provençale de France Nature Environnement (FNE). Ces résultats corroborent tout à fait ce que nous disons depuis des années « . En 2016, FNE avait en effet révélé que près des zones portuaires, les taux de particules fines dans l’air étaient jusqu’à vingt fois plus élevés que dans le reste de la ville. Gilles Marcel estime en outre que Marseille pourrait figurer bien plus haut dans le classement si l’on tenait compte de tous les navires, c’est-à-dire en incluant aussi les nombreux ferries vers la Corse et le Maghreb ainsi que les porte-containeurs.

D’un point de vue sanitaire, les risques liés à la pollution atmosphérique ne sont pas négligeables. Les particules fines, le SOx et le NOx peuvent être à l’origine d’une aggravation de maladies pulmonaires telles que l’asthme, de maladies cardio-vasculaires, voire de cancers. Même si le lien de causalité est parfois difficile à établir. La FNE, en s’appuyant sur des travaux de l’université de Rostock et du centre de recherche sur l’environnement allemand Helmholzzentrum Munich, estime quant à elle que la pollution générée par le transport maritime serait  » responsable de 50 000 à 60 000 morts par an  » en Europe et coûterait  » 58 milliards d’euros aux services de santé « . A Marseille, où, selon l’organisme de surveillance de la qualité de l’air AtmoSud, la pollution maritime a dépassé la pollution automobile pour la première fois en 2018, le danger potentiel est donc d’autant plus grand.

Marseille, quatrième port de croisière méditerranéen

Pourtant, Marseille ne saurait se passer de ces gigantesques vaisseaux métalliques. Marseille est le quatrième port de croisière en Méditerranée et ne compte pas laisser des paquebots tout entiers remplis de touristes passer au large. Bien au contraire, la politique est d’en attirer toujours plus : le nombre de croisiéristes est passé de 1,6 millions en 2016 à 1,75 millions en 2018. Un record. Et l’ambition de la ville ne s’arrête pas là : la CCI Marseille Provence espère désormais atteindre la barre des 2 millions d’ici 2020, voire pourquoi pas « de disputer la première place en Méditerranée à Barcelone et Civitavecchia ». De quoi rejeter un peu plus de polluants dans l’air. Le Grand Port Maritime de Marseille a bien commencé à installer des bornes électriques sur certains de ses quais pour en limiter les effets néfastes, mais cela semble encore bien peu. Des associations comme la FNE, appuyées par des élus locaux, le député des quartiers Nord Saïd Ahamada (LREM) en tête, demandent la création d’une zone de faible émission en Méditerranée, plus contraignante encore que la nouvelle règlementation sur les émissions de soufre de l’Organisation Maritime Internationale prévue pour 2020. En novembre 2018, le capitaine américain du navire de croisière Azura, qui avait fait escale dans la citée, avait été condamné à 100 000 euros d’amende pour avoir utilisé un carburant trop polluant ne respectant pas la teneur légale en soufre. Une première en France.

Si d’un point de vue économique les paquebots représentent 310 millions d’euros de retombées économiques et 2000 emplois pour Marseille (ce qui peut paraître peu en comparaison des chiffres globaux de la Cruise Lines International Association), tout le monde n’est pas logé à la même enseigne. Nicolas Guyot, le vice-président de l’Union des Métiers de l’Industrie Hôtelière des Bouches-du-Rhônes, affirme que « les croisiéristes sont une clientèle difficile à capter pour les hôteliers, alors que pour les transports il y a beaucoup plus d’activité ». Point de vue beaucoup plus radical en revanche sur le Vieux-Port, où les passagers fraîchement débarqués se précipitent : « les croisiéristes n’ont aucun intérêt pour l’économie marseillaise, nous dit une femme de pêcheur. Ils nous prennent en photo comme si nous étions des singes mais ne consomment rien ». Ce que Gilles Marcel, qui milite pour que l’économie du tourisme au niveau local soit repensée, confirme : « des études montrent que plus le bateau est gros, plus les voyageurs ont un pouvoir d’achat modeste, et moins ils dépensent ».

Une Mer Méditerranée saturée

Il n’empêche, le secteur des croisières est en très forte croissance sur toutes les mers du globe : 28,5 millions de passagers en 2018, c’est plus de deux fois plus qu’en 2006 et quatre fois plus qu’en 1995. Comptant 136 navires sur les 330 sillonnant la planète et une hausse de la fréquentation de 8% entre 2017 et 2018, la Méditerranée représente le second marché le plus dynamique du secteur des croisières après les Caraïbes. Avec les conséquences que cela peut avoir sur les villes portuaires comme sur l’environnement. La surfréquentation du bassin méditerranéen génère des situations hors de contrôle, comme l’a illustré l’accident provoqué le 2 juin dernier à Venise par un paquebot MSC. Ou plus récemment, un nouveau rapport du WWF qui s’alarme du niveau de pollution plastique en Méditerranée. Or en Europe, huit des dix premiers ports du classement de Transport & Environnement bordent la Mare Nostrum:  Barcelone, Palma de Majorque, Venise et Civitavecchia sont à la fois les plus fréquentés mais aussi les plus pollués. Idem au niveau des Etats, où l’ONG place l’Espagne devant l’Italie, la Grèce et la France en tête des plus gros pollueurs marins. Des pays qui entourent un écosystème représentant 10% de la biodiversité marine de la planète, et pourtant plus fragile que jamais.

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