Pourquoi le TGV n’est plus la poule aux oeufs d’or de la SNCF

C’est peut-être un « événement historique » qui arrive trop tard : l’ouverture de la ligne à grande vitesse reliant Paris à Barcelone, inaugurée le dimanche 15 décembre. Saluée un mois plus tôt lors du sommet de Madrid par le chef de l’Etat français, François Hollande, et le chef de gouvernement espagnol, Mariano Rajoy, comme un moyen « de surmonter les barrières et les frontières entre les pays d’Europe », cette nouvelle ligne commercialisée par SNCF avec l’espagnol Renfe n’apportera pas le second souffle dont le TGV a besoin pour reprendre de la vitesse. Seuls deux trains par jour relient Paris et la capitale de la Catalogne en… six heures et vingt minutes (et un train au départ de Toulouse, Lyon et Marseille).

A cette allure, le train n’est pas en mesure de concurrencer l’avion, surtout pas les compagnies low cost comme easyJet ou Vueling. Cette filiale d’Iberia assure déjà dix vols par jour vers Barcelone au départ d’Orly, et a récemment annoncé qu’elle ajouterait deux vols au départ de Roissy cet été.

Des rames qui, en moyenne, circulent depuis 17 ans

« Plus d’1 milliard d’euros [le coût du projet. NDLR], c’est bien cher payé pour réaliser le fantasme politique d’un réseau ferré européen à grande vitesse qui ne sera jamais rentable », lâche un cadre dirigeant de SNCF, où l’on s’inquiète de l’érosion irrémédiable de la rentabilité du TGV français. Mi-octobre, la compagnie a annoncé qu’elle allait déprécier sa flotte (480 rames) en 2013 pour un montant supérieur à un demi-milliard d’euros, au risque d’afficher une perte nette dans ses comptes annuels.

Il y a deux ans, elle avait déjà réalisé une telle opération pour tenir compte du surdimensionnement du parc et de son vieillissement (17 ans de moyenne d’âge). « Le cash-flow libre dégagé par les TGV n’est plus suffisant pour financer les investissements », se justifie-t-on au siège de la compagnie ferroviaire, alors que cette écriture comptable va permettre de donner un peu d’oxygène dans les comptes d’exploitation.

Car l’époque a changé. En 2008, le TGV réalisait une marge opérationnelle de 20% permettant de financer le renouvellement des rames, les investissements dans les gares, ou encore ceux des espaces de vente. Soit un besoin de 600 à 700 millions d’euros par an sur un chiffre d’affaires de 5 milliards. En 2013, la marge est moitié moindre. Elle devrait même être « inférieure à 10% ». Un gros souci, car à ce niveau, « l’actif ne gagne plus rien, on a tout juste de quoi le faire tourner », indique-t-on.

Concurrence conjointe de l’avion et du covoiturage

Cela fait quelques années déjà que le TGV et ses 300.000 passagers quotidiens (sur 5 millions de voyageurs) ne fait plus office de vache à lait du groupe. Début 2013, son président, Guillaume Pepy, s’inquiétait de savoir si la faiblesse de l’activité des TGV reflétait « un simple trou d’air ». Il semble que ce soit plutôt un problème de croissance. Depuis le quatrième trimestre 2012, la fréquentation des TGV est en berne. Particulièrement en France : elle enregistre au premier semestre 2013 un recul de 1%, après avoir subi une baisse de 0,5% l’an passé. Et la fin de l’année ne devrait pas être meilleure. Pas de quoi améliorer les résultats de SNCF Voyages, la branche du groupe chargée du transport ferroviaire longue distance et à grande vitesse. Si le dernier trimestre n’apporte pas de bonnes surprises, celle-ci risque de boucler l’année avec une chute de 15% de sa marge opérationnelle, à 800 millions d’euros, après un recul de 6% en 2012.

Les mauvaises conditions météo au printemps et le contrecoup des accidents ferroviaires de Brétigny, en France, et de Saint-Jacques-de-Compostelle, en Espagne, expliquent en partie ces mauvaises performances. La multiplication des travaux pour améliorer les infrastructures pèse également en ralentissant la fluidité du trafic. Lassés par les retards, les hommes d’affaires du Paris-Bordeaux sont, par exemple, tentés de se reporter sur l’avion. Une mauvaise nouvelle, sachant que cette clientèle a déjà tendance à délaisser la première classe, qui représente 50% des profits du TGV.

La morosité économique touche également la clientèle loisirs, dont l’attrait pour le covoiturage ne cesse de croître. Certes, ce nouveau concurrent ne concerne que 1% de la clientèle du TGV, mais il va occasionner un manque à gagner en 2013 de l’ordre de 50 à 60 millions d’euros. Plus inquiétant encore : l’offensive des compagnies aériennes low cost pèse de plus en plus fortement, notamment sur les lignes TGV intercités. Sophie Boissard, directrice générale adjointe en charge de la stratégie, rappelle qu’en 2020 « 50% du trafic aérien au sein de l’Union européenne sera réalisé par des compagnies low cost ». Or il n’en faut pas beaucoup pour faire plonger l’activité dans le rouge. Aujourd’hui, « un tiers seulement des TGV gagnent de l’argent », indiquait-elle récemment.

Réseau toujours plus coûteux

« Le TGV est dans une impasse, résume cet expert du secteur ferroviaire. Pour doper l’activité et calmer la grogne des usagers, qui considèrent que les tarifs sont trop élevés, la compagnie multiplie les petits prix. Cela affaiblit ses marges, de plus en plus serrées. Sans parler de la hausse de 3 points de la TVA, en janvier, qui va renchérir le prix des billets sans pour autant rentrer dans la poche du groupe. » Le sujet agace d’ailleurs prodigieusement Guillaume Pepy. « Ces 3 points de TVA représentent 200 millions d’euros, calcule-t-il. Rendez-vous compte, c’est la dépense annuelle pour améliorer les gares. »

La situation est d’autant plus sensible que les charges fixes du TGV progressent irrésistiblement. Outre les coûts de l’énergie et les salaires, la hausse des péages versés au gestionnaire de l’infrastructure, Réseau ferré de France (RFF), est devenue la bête noire de la compagnie. Longtemps exonéré, le TGV est désormais mis à contribution pour payer les infrastructures ferroviaires. Les péages augmentent régulièrement : +1,5% en 2012, +7,4% en 2013 et +3% prévus en 2014. Or ils représentent un tiers des coûts globaux de la compagnie. Deux fois plus que les coûts de distribution. Trois fois plus que les coûts de maintenance et d’entretien.

« Sur 5 milliards d’euros de recettes, nous payons 1,5 milliard par an, expliquait récemment Mathias Emmerich, le nouveau directeur financier du groupe. Si la recette augmente de 3%, tout va bien. Mais si, comme aujourd’hui, nous n’arrivons pas à doper le chiffre d’affaires, la situation devient délicate. »

La piste incertaine du TGV low cost

Où trouver des relais de croissance? Certainement pas dans l’ouverture des nouvelles liaisons TGV. A écouter les dirigeants de SNCF, les lignes rentables sont déjà exploitées. Hormis Paris-Bordeaux en deux heures, les quatre LGV (lignes à grande vitesse) prévues en 2016-2017 risquent d’avoir un rendement marginal nul pour SNCF. « Elles n’ont pas de sens économique, prévient un cadre dirigeant. Et vont alourdir les coûts de RFF, donc ceux de SNCF, car il faudra financer de nouvelles hausses de péage. Tout ça pour gagner trente minutes de trajet pour aller de Paris à Nantes ou à Rennes! » C’est devenu le leitmotiv de la maison : plus on crée des lignes, moins elles sont rentables. Les énormes investissements mobilisés pour ce genre de projet ne correspondent plus aux besoins de la clientèle, qui préfère des trains peu chers et à l’heure.

Engagés dans une réflexion sur le modèle économique du TGV, les dirigeants de SNCF ne cachent pas leur interrogation sur ses problèmes de surcapacité et son périmètre d’activité. « Est-il vraiment raisonnable de faire rouler des TGV en dehors des lignes à haute vitesse, et d’aller, par exemple, à Saint-Pierre-des-Corps ou à Tarbes ? » interroge-t-on en coulisse, sachant que le sujet n’est pas du goût des collectivités territoriales, ni des usagers.

« Le rêve de SNCF, c’est de ne faire rouler les TGV que sur les lignes à grande vitesse et d’assurer les correspondances avec des TER rénovés, s’offusque ainsi Jean Sivardière, le président de la Fédération nationale des associations d’usagers des transports (Fnaut). Plutôt que de chercher à améliorer la cadence des trains, la ponctualité ou les horaires, ce qui permettrait de mieux remplir les trains, on préfère dire que les lignes ne sont pas rentables et qu’il faut réduire la voilure. »

Le lancement, le 2 avril 2013, de Ouigo, la branche low cost de SNCF, est une nouvelle piste pour susciter du trafic supplémentaire. Censé être plus rentable, grâce à ses rames densifiées et des coûts d’exploitation abaissés d’environ 40%, le modèle doit encore faire ses preuves. En huit mois, les quatre rames duplex assurant les liaisons entre Marne-la-Vallée et Marseille affichent un taux de remplissage moyen inférieur à 50%. Encore loin de l’objectif de 70%. « Les marges de développement sont assez limitées », confiait récemment Barbara Dalibard, la directrice générale de SNCF Voyages. Car Ouigo doit passer par des gares connexes dans des zones suffisamment importantes pour attirer les passagers. A cela s’ajoute le problème du prix moyen, trop bas, qu’il faut arriver à augmenter.

Deux plans d’économies

Pour faire face à l’essoufflement du TGV, le groupe a décidé d’engager deux plans d’économies. D’ici à 2015, SNCF doit baisser de 700 millions d’euros ses frais de structures, tandis que, d’ici à 2018, elle entend économiser 1,3 milliard sur ses opérations. Pour la branche TGV, la compagnie travaille sur deux fronts : la régularité des trains, qui a permis de gagner 1 point de marge en trois ans, et une nouvelle façon de travailler. « Des éléments du modèle de Ouigo, comme la gestion de la maintenance, pourraient, par exemple, être appliqués pour les TGV classiques », confiait Barbara Dalibard en octobre. Pas sûr que cela suffise pour faire repartir la locomotive.


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