Pourquoi sortir de l’euro n’est pas la bonne solution

Le Front National et une partie de l’extrême-gauche française prône la sortie de l’euro et la reprise en main par la France de sa politique monétaire. Défendu par certains économistes comme Frédéric Lordon, ce scénario permettrait à notre pays d’en finir avec les programmes d’austérité qui plombent la croissance. Ce discours, rassurant, séduit de plus en plus de Français. Que leur répondez-vous ?

C’est si facile de discréditer l’euro. Qu’ont retenu les Français de la crise ? Que les Etats sont impuissants face aux marchés financiers.  Et on ne peut pas leur donner tort. Mais en revanche, il est injuste de faire de l’euro le bouc émissaire. En fait la crise a surtout mis en lumière, que les Etats européens ayant accepté de partager la même monnaie ont oublié une règle cardinale : une union monétaire ne peut se limiter à la création d’une monnaie unique et à l’instauration de la libre circulation des capitaux. Sans union budgétaire, cela ne marche pas.

Et c’est bien pour cela que les « souverainistes » souhaitent le retour au franc…

Ils se trompent ou nous trompent sur ce qui se passerait vraiment si on mettait fin à l’aventure de l’euro. Si la France récupérait sa souveraineté monétaire, nous ne serions pas plus forts, mais bien plus vulnérables face à la spéculation.

Pourquoi ?

Il y a deux scénarios possibles de retour au franc. Soit, on fait ce que préconise le Front National. On revient à la situation qui prévalait en 1973. La Banque de France retrouve ses prérogatives et peut prêter au Trésor français sans intérêt. Les dépenses publiques sont alors à nouveau financées par la planche à billets. Sur le papier cela peut sembler séduisant, mais c’est un leurre. On rentrerait très vite dans une période de stagflation où l’inflation va de pair avec la récession. Souvenons-nous que dans les années 70 une entreprise devait souvent emprunter à des taux de l’ordre de 25% pour financer ses investissements.  Les gains de compétitivité que pourraient générer la dévaluation du franc seraient absorbés à la fois par l’inflation et les coûts d’emprunt.

Le deuxième scénario est plus réaliste. On reviendrait à la situation qui prévalait avant la création de l’euro: un système de change fixe mais ajustable. C’est ce que prônent Frédéric Lordon comme Jacques Sapir. Mais ce système ne met pas ses membres à l’abri de la spéculation. Si les marchés jugent que votre cours ne reflète pas la réalité de la situation économique d’un Etat,  ils vont s’attaquer à sa devise. Ce dernier devra compter sur sa banque centrale pour contrer cette attaque. C’est ce qui est arrivé en 1992 à la Grande-Bretagne qui a fait l’objet d’une attaque spéculative visant à dévaluer la livre sterling, jugée sur-évaluée. La banque d’Angleterre a dû racheter sa propre monnaie en masse et elle a donc vidé ses réserves de devises étrangères. 

Mais aujourd’hui la spéculation contre les Etats n’a pas disparu avec l’euro…

C’est vrai, elle s’exerce via les taux d’intérêts auxquels les états empruntent. La spéculation vise à les faire augmenter. Mais je dis juste que les Etats européens qui retrouveraient leur souveraineté monétaire ne seraient pas mieux armés. Au contraire. L’union aujourd’hui fait notre force. La Banque centrale européenne n’est pas impuissante face à la spéculation. En revanche, que pèse un Etat comme le Portugal ou la Grèce face à un géant comme la Deutsche Bank ? Ses actifs représentent dix fois leur PIB respectif !

Les défenseurs du retour au franc assurent que cela nous permettrait de régler facilement le problème de notre dette. D’autres Etats ont effectivement suivi cette voie. Pourquoi pas nous?

J’avoue que j’ai du mal à comprendre cet argument.  Est-ce à dire que la banque centrale va racheter massivement la dette publique? Si c’est le cas, on prend le risque d’un retour d’une inflation galopante. Les exemples historiques sont nombreux. Il n’y a pas que le cas de l’Allemagne des années 20. Plus récemment, l’Argentine ou Israël dans les années 80 ont fait cette erreur.  Si on autorise la banque centrale à financer la dette publique, on rompt l’ancrage des prix: impossible de prévoir l’inflation l’année suivante, ce qui est problématique pour fixer des contrats commerciaux ou même nos salaires! 

A cela s’ajoute une « intox » sur laquelle joue le Front national. Si on revient au franc, on libelle nos dettes en francs au taux de conversion initial et le tour est joué. Ils affirment ce principe pour la dette publique mais ne parlent jamais de la dette privée!  Or la dette privée extérieure des ménages et des entreprises françaises représentent près de 150% du PIB de la France donc plus que la dette publique. les créanciers étrangers qui seraient lésés n’accepteront jamais. Ils porteraient plainte devant des juridictions internationales. Quand vous empruntez de l’argent à votre banque, qu’il s’agisse de BNP Paribas ou des Caisses d’Epargne, il y a de fortes chances qu’elle se refinance auprès d’un établissement étranger. Les emprunteurs vont donc être obligés de rembourser une dette en euros avec un franc dévalué. Si vous avez par exemple une dévaluation de 20% du franc, votre dette augmente mécaniquement de 25%.  De quoi placer les emprunteurs dans une situation intenable!  

Donc la dévaluation compétitive, vous n’y croyez pas ?

Je n’ai pas dit ça. On améliorerait sûrement notre compétitivité en dévaluant notre monnaie.  Sauf qu’on ne serait pas les seuls à vouloir le faire en Europe. On n’éviterait pas une guerre des monnaies avec les autres pays du Sud, Espagne et Italie en tête, qui voudrait eux aussi relancer leur économie par ce biais. 

Les partisans du retour au franc n’oublient-ils pas aussi volontairement de parler des conséquences d’un retour au franc, pour les épargnants ?

Je ne sais pas, mais en tout cas il faut leur dire là encore qu’on rentrerait dans une période où les litiges seraient nombreux quant à la façon d’interpréter un contrat d’assurance-vie ou de tout autre produit d’épargne. L’Etat pourra tenter de jouer les arbitres mais comme toujours dans ces cas-là, il y aura des perdants et des gagnants. Et les lobbys les plus puissants seront comme d’habitude en mesure de faire jouer leurs intérêts. Je vois mal le petit épargnant dans le camp des gagnants. D’autant que les plus riches peuvent bien plus facilement délocaliser leur épargne. On l’a vu en Grèce quand une sortie de l’euro était un scénario plausible. Pas si évident que le retour au franc mette à mal le capitalisme financier comme le prétendent Lordon et une partie de l’extrême gauche! Le risque c’est au contraire que les plus gros détenteurs de capital aient les moyens de s’en sortir en laissant pour compte les petits épargnants. Et je ne vous parle même pas, pour la suite, de l’effet de l’inflation qui ne favorise pas du tout l’épargne. 

Mais que peut-on faire alors ?

Enfin créer cette union budgétaire et fiscale qui permettra de procéder aux ajustements que le taux de change fixe ne permet plus de faire. Puisque certains Etats ont dû emprunter massivement pour renflouer leurs banques ou pallier à la chute des recettes fiscales due au ralentissement de leur économie, on doit faire jouer la solidarité. C’est simple. Prenons l’exemple du département des Pyrénées-Orientales dont le taux de chômage est passé en 5 ans de 10 à 15,7%. Il ne peut pas faire face tout seul à cette détérioration brutale de son activité économique. Ses demandeurs d’emploi profitent d’un transfert automatique de la caisse d’assurance-chômage. Sans cette forme de péréquation volontaire, la France se disloquerait. Nous devons faire la même chose au sein de la zone euro : il faut mutualiser les dettes publiques en créant l’équivalent des bons du Trésor américains et instituer un parlement en charge du budget.

Cela signifie que les Allemands pourront avoir un droit de regard sur le Budget de la France….

Oui, et alors ? Nous aurons aussi un droit de regard sur le leur ou sur celui des Grecs.  Ce parlement sera aussi le seul moyen d’instituer un contrôle démocratique sur les impôts et les taxes qui doivent être mis en commun.

Toute la fiscalité deviendrait européenne ?

Non juste la partie nécessaire au bon fonctionnement de la zone euro. Pour mettre notre dette en commun, il n’est pas nécessaire d’y consacrer plus de 10% de notre fiscalité nationale.

Mais doit-on le faire dans l’urgence ?

La zone euro ne peut plus fonctionner avec une gouvernance intergouvernementale. Plus on attend, plus on prend le risque de revoir apparaître des attaques spéculatives. La dette publique de nombreux pays est excessive et le niveau de la croissance n’est pas assez élevé pour la réduire. Au mieux on peut parvenir à la stabiliser. Mais il faut dire la vérité : de nombreux pays n’échapperont pas à une restructuration de leur dette. Même la France pourrait s’y voir contrainte.

Pourtant les gouvernants assurent aujourd’hui à Bruxelles, et donc aux marchés financiers,  qu’ils vont s’en sortir.

C’est normal. Les Etats font toujours croire qu’ils vont pouvoir résoudre leur problème jusqu’au moment où ils sont obligés de faire défaut.  Cela s’appelle parier sur la rédemption. Je préfère parier sur l’union politique qui nous mettra vraiment à l’abri.


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