Analyse et Stratégie : 2018, l'année « où l'on se rue vers le bar pour commander les quatre dernières bières » ?

Décembre, gros mois pour les milieux financiers. C’est la période de l’année où les banques d’affaires, les assureurs, les maisons de gestion présentent leurs prévisions boursières pour l’année à venir. 2018, ce sera comme ci ou comme ça sur les marchés, il faudra privilégier ceci ou cela, l’année se passera comme ceci ou plutôt de cette manière, vous verrez ! C’est aussi le moment du « test d’humilité », de revenir sur les ratés de l’année écoulée, d’admettre, pour l’un des financiers, que « tellement convaincu que le dollar allait grimper en 2017, [il] a fait le choix, en début d’année, de ne pas couvrir ses bonus libellés en dollars. »

A la mi-décembre, enfin, le rush touche à sa fin. « Dantesques » jusqu’à récemment, les « évènements » se font maintenant plus rares comme les « sollicitations clients », souffle un professionnel ; l’heure est à la « célébration ». Après une année 2017 « fantastique », comme qualifiée par Paul Jackson, directeur de la recherche chez Invesco PowerShares, on s’interroge : « Est-ce qu’il y a encore quelque chose à faire dans la finance ? » Patrick Artus, chef économiste pour la banque d’affaires Natixis, rapporte la discussion qu’il a eue avec un gérant un peu embarrassé de faire un « drôle de métier » dans un monde où – dans les grandes lignes – les actions sont chères, les obligations risquées avec les banques centrales qui relèvent leurs taux. Et « on ne peut pas mettre d’argent dans le bitcoin parce que bientôt ça vaudra zéro. »

Boucles d’or

La croissance mondiale va pourtant rester robuste l’an prochain. On en est sûr, « cette fois-ci c’est différent », l’aplatissement de la courbe des taux aux Etats-Unis n’est pas le prélude à une récession. Vincent Juvyns, stratégiste en chef pour l’Europe chez JP Morgan Asset Management, « ne pense pas que les investisseurs obligataires soient mieux informés que les investisseurs actions. » Il pense qu’ « il n’y a jamais eu autant de raisons d’être positif » sur l’économie. « Les Etats-Unis entrent dans leur neuvième année d’expansion, la Chine a évité le hard landing, l’Europe va croître au-dessus de son potentiel, les Abenomics ont fait des miracles au Japon, même les derniers de la classe, la Russie, les émergents, la France, s’en sortent bien », énumère-il. « La croissance est homogène, c’est ce qui la rend solide », abonde Frédéric Rollin, conseiller en stratégie d’investissement chez Pictet Asset Management. Que penser alors des derniers indicateurs PMI d’activité qui montrent des signes de ralentissement ? Rien de bien méchant tant que les chiffres de janvier et février ne confirmeront pas la tendance. De 3,6% en 2017, la croissance mondiale pourrait même accélérer en 2018, passer à 3,7%, 3,8% voire 4%, « ce qui est bon pour les marges des entreprises », pointe M Juvyns. Et si toutefois, comme le présage Paul Jackson, elle ralentissait « légèrement à 3%, ça ne serait pas suffisant » pour faire dérailler la marche haussière des Bourses. Bien sûr que la période d’expansion touche à sa fin, ce qui « peut provoquer une certaine crainte chez les investisseurs », mais l’observation des cycles économiques « montre que classiquement les actions, l’immobilier et les matières premières industrielles sont les classes d’actifs qui performent le mieux dans cette phase du cycle. » A les entendre, le scénario « Goldilocks » (« Boucles d’or » en français), sans boom ni badaboum de l’économie pour exciter ou peser sur l’inflation, a encore quelques mois devant lui.

L’inflation mondiale devrait gentiment accélérer l’an prochain pour s’établir, selon Paul Jackson, à 3% puiqu’ « on ne peut pas avoir de plus en plus de tensions sur le marché du travail sans hausse des salaires. » Gare tout de même !, avertit Jérôme van der Bruggen, responsable de la stratégie d’investissement Private Banking chez Degroof Petercam : « Dans notre scénario, c’est l’inflation qui peut faire tout dérailler. » « Si l’inflation revient, si la pression sur les salaires revient, dans l’hypothèse que le monde n’a pas tant changé, que le pricing power est toujours là, c’est la catastrophe, prévient Jean-François Robin, responsable de la stratégie et de la recherche économique de Natixis. Surtout que qui dit économies synchronisées, dit qu’on peut augmenter les prix sans trop de problème de concurrence. » « Il va falloir se méfier de la hausse des taux, de l’accélération de l’inflation », appuie Vincent Juvyns qui anticipe un « rebond cyclique de l’inflation mais pas de dérapage. Les cours du pétrole restent sous contrôle. Au-dessus de 60 dollars, l’Opep craint que la production américaine de schiste augmente, en dessous de 50, [les pays du cartel] estiment qu’ils ne peuvent plus vivre. » Et en cas de dérapage ? « L’obligataire pourrait contaminer le reste du marché. Depuis vingt-cinq ans, on travaille tous avec des taux qui baissent, un changement de paradigme pourrait être problématique. » En fait, selon Jean-François Robin, « il n’y a pas de risques pour les actions tant que les liquidités continueront à augmenter », tant que les banques centrales resteront accommandantes. « Ce n’est pas tant les montant des liquidités que les variations des montants qui influent sur les marchés », a constaté Frédéric Rollin. Au moins, la Banque du Japon maintiendra une politique « aussi souple », avance Paul Jackson.

« La fin de partie approche »

« A chacune des banques centrales sa raison d’augmenter ses taux, liste Bruno Colmant, chef économiste de la banque d’affaires Degroof Petercam. Pour les Etats-Unis, c’est la crainte d’une bulle. En zone euro, les Allemands ne seront pas tolérants encore longtemps. En Angleterre, c’est à cause de l’inflation importée. » Alors que le consensus table plutôt sur un relèvement des taux à l’été 2019, Paul Jackson se risque à prévoir une remontée « en fin d’année prochaine. » En tout cas, « les injections de liquidités par les banques centrales approchent de leur point d’inflexion. Au troisième trimestre, la Banque centrale européenne va cesser d’acheter des actifs. » Un avis que ne partage pas Georg Schuh, directeur des investissements de Deutsche Bank AM pour la région Europe-Moyen-Orient-Afrique. « En Allemagne, explique-t-il, le gouvernement est moins fort que lors des dernières décennies. Conséquence pour les marchés ? La BCE peut continuer avec l’injection de liquidités. Si la chancelière doit s’occuper de la politique intérieure, il n’y aura pas de grandes réformes à Bruxelles, pas de budget européen. La BCE est la seule institution à faire en sorte que la zone euro reste stable. » Mais globalement, dans les milieux d’affaires, on est d’accord pour dire que « la fin de partie approche » pour reprendre l’expression de Jean-François Robin qui s’interroge sur le quand : « Est-ce qu’on se rue vers le bar pour commander les quatre dernières bières avant que ça ferme ? » La question se pose car, comme le rappelle Vincent Juvyns, « les marchés anticipent. Pour eux, 2018, c’est déjà 2019. […] Il peut y avoir un regain de volatilité en 2018. Au-delà des taux (que la Fed devrait relever entre deux et trois fois l’an prochain à en croire les anticipations du marché), une destitution de Trump et on peut perdre 20%. »

L’année prochaine, « il y aura fatalement des virages et le premier virage va faire mal », se résigne Denis Prouteau, responsable de la recherche Global Market de Natixis. Tout le monde est d’accord. « Tout le monde est d’accord sur tout, pour la première fois depuis longtemps », selon Jean-François Robin. Un professionnel parle d’un « horrible consensus qui horripile. » Comme Vincent Juvyns, tout le monde est d’accord pour dire que « la volatilité ne restera pas anesthésiée encore longtemps. » D’où la recommandation, à l’unisson : « Il faut se couvrir ! » Les marchés d’actions sont à privilégier car ils ont l’avantage d’être liquides ; en cas de danger, il faut pouvoir déguerpir rapidement. Tous vont continuer à « être constructifs sur les actions » en 2018. Par conviction ou par dépit. Parce que « de toute façon, il n’y a pas d’alternative », se lamente un gérant. Parce que « relativement aux autres actifs, les actions sont les moins chères », explique Frédéric Rollin. La preuve ? « Aujourd’hui, le rendement des grandes capitalisations européennes est supérieur aux taux obligataires du High-Yield », ceux-là même qui récompensent les détenteurs de titres de dette d’entreprises en quasi-faillite.

Au bout du compte, après une envolée du S&P 500 de 280% en huit ans, on préfère les actions européennes aux américaines, mais « il ne faut pas se leurrer, pour Georg Schuh, si les actions américaines venaient à perdre 5%, il ne faut pas s’attendre à ce que les marchés européens progressent. » « Wall Street est dans un état un peu exubérant, typique des fins de cycle, pour Patrick Artus, ce qui n’est pas très rassurant. » Il faut espérer, à suivre le raisonnement de l’économiste, que les Etats-Unis ne soient pas encore au plein emploi car, qui dit plein emploi, dit ralentissement de la croissance économique. Et qui dit ralentissement, dit moins de rachats d’actions, artifice bien américain pour gonfler les bénéfices par action et faire monter la Bourse.

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