Air France: Anne Rigail tient le cap entre les turbulences sanitaires

rines avec un écouvillon à 8h50 du matin n’est pas vraiment réjouissante. Pourtant, en atterrissant à l’aéroport de Milan-Linate ce 28 septembre, Anne Rigail se dit « prête à jouer le jeu ». La directrice générale d’Air France, venue rendre visite à ses équipes en Italie, veut surtout voir comment fonctionnent les tests antigéniques, cette nouvelle méthode de dépistage du coronavirus en moins de trente minutes déjà mise en place chez nos voisins. En France, le ministre des Transports, Jean-Baptiste Djebbari, a promis leur déploiement dès le mois de novembre à Roissy et à Nice, d’abord pour les passagers vers les Etats-Unis et l’Italie. Deux grosses destinations pour la compagnie plombée par les réticences des voyageurs à prendre l’avion.

Face aux commerciaux de l’escale, la patronne ne cache pas ses inquiétudes. « Après le rebond de l’été, l’activité pour l’automne et l’hiver est nettement moins bonne que prévu », explique-t-elle, leur annonçant la décision de réduire les capacités globales d’Air France à 50% de la normale. La compagnie perd au-jourd’hui plus de 10 millions d’euros par jour et le reconfinement en France et en Europe risque d’aggraver encore la situation. Le groupe franco-neerlandais vient d’annoncer une perte nette d’1,6 milliard au troisième trimestre.

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Il y a un mois, au déjeuner organisé dans un restaurant chic du centre de Milan avec des représentants de Chanel, LVMH et du patronat de Lombardie, les perspectives étaient déjà assez sombres. Ces « grands comptes » doivent couper dans leur budget voyages ou se sont mis au télétravail. « Toute la question est de savoir s’il s’agit d’une crise conjoncturelle ou si cela va modifier structurellement les comportements et nous obliger à repenser notre modèle », souffle leur hôte dans l’avion du retour. On la surprend à lire des dizaines de mails de clients mécontents face à la lenteur des remboursements. Est-ce vraiment au CEO d’y répondre? « C’est important pour moi de rester connectée », explique cette quinquagénaire qui ne décroche jamais.

Se lever tôt – elle court trois à quatre fois par semaine avant d’aller travailler – et se coucher tard, n’effraie pas cette ingénieure « très solide », selon son entourage. Certains évoquent aussi « une gravure de mode », apprêtée avec soin en pantalon-tailleur, escarpins et coupe au carré impeccable. Elle s’esclaffe: « J’ai toujours été un vrai garçon manqué! Mes grands-mères se désespéraient de ne pas pouvoir m’offrir des poupées quand j’étais petite. Mais j’ai eu des responsabilités managériales dès l’âge de 25 ans et je me suis pliée aux codes vestimentaires de l’époque », raconte celle qui préfère enfiler une tenue de cavalière pour monter son pur-sang le week-end à Fontainebleau. Sa « soupape de décompression ».

Entrée à Air Inter, en pleine guerre du Golfe en 1991, elle a préféré intégrer l’Ecole des Mines plutôt que Polytechnique, où elle était également reçue, « pour ne pas faire une école militaire », selon une confidence à un cadre exécutif. Elle a exercé quasiment tous les métiers après la fusion avec Air France: chargée du service client de l’aéroport d’Orly, responsable des correspondances passagers au hub de CDG puis directrice de l’exploitation au sol avant de diriger le personnel navigant commercial (PNC) au moment des plans de restructuration et des grandes grèves de 2014-2015, puis de s’occuper de « l’expérience client » de la compagnie et de gérer l’intégration complexe de la filiale à bas coût Joon. Cette dernière sera rapidement mise au hangar par Benjamin Smith peu après son arrivée à la tête d’Air France-KLM, en 2018.

En mars 2020, lors d’un transport de matériel médical. Durant la crise sanitaire, Anne Rigail a mobilisé les salariés d’Air France pour venir en aide aux soignants. (Capture Twitter AR)

L’angoisse de la légitimité

Une femme dotée d’une large expérience opérationnelle issue du sérail : voilà la combinaison rêvée pour l’ex-numéro 2 d’Air Canada tout juste installé dans l’Hexagone.

« Nous voulions privilégier quelqu’un en interne , raconte la présidente du conseil d’administration, Anne-Marie Couderc. Mais nous n’avions pas beaucoup de candidats ! Personne ne voulait aller prendre des coups alors que régnait un état de défiance général après le rejet du référendum sur les salaires et la démission de Jean-Marc Janaillac. » Deux femmes se retrouvent sur la short list : Anne Rigail et Nathalie Stubler, la PDG de Transavia. Difficile cependant de déstabiliser la filiale low cost qui doit être le moteur de la stratégie de redressement du court et moyen courrier d’Air France. C’est donc Anne Rigail qui l’emporte et devient à 49 ans la première femme à diriger ce pavillon national aux 51.000 salariés et 16 milliards d’euros de chiffre d’affaires. « Je ne m’y voyais pas », avoue-t-elle, disant pourtant aimer l’adrénaline mais peinant parfois à franchir l’obstacle. Par angoisse de ne pas se sentir légitime. Pourquoi refuser le Graal ? lui disent ses amis et son entourage professionnel. D’autant que les premiers contacts avec Ben ,

comme il tient à être appelé, la rassurent. « On se retrouvait sur beaucoup de sujets: l’opérationnel, la place du client, la manière de manager de façon rapide et pas trop hiérarchique », précise cette dirigeante parmi les rares à Air France capables aussi bien de régler un problème logistique aux bagages que d’enregistrer un client à Roissy.

« Elle ne le fait plus mais, jusqu’en 2018, il était fréquent de la voir les week-ends de grands départs donner un coup de main en catimini aux comptoirs d’enregistrement », confie son ami Guy Zacklad, le directeur du hub de CDG.

A première vue, l’attelage avec un Ben Smith aux idées bien arrêtées, surtout en ce qui concerne Air France, n’est pas évident. « Au début, il ne lui laissait pas beaucoup d’espace lors des conseils d’administration, confirme un de ses membres. Elle restait à l’écouter les bras croisés, visage fermé. Mais on l’a vue changer petit à petit et prendre de l’ampleur. »

Modératrice

« Loyale », « fidèle », « responsable »: si les qualificatifs employés à son égard font penser à un bon petit soldat, Anne Rigail sait aussi ne pas se faire marcher sur les pieds. « Quand ça coince avec Ben, elle passe un coup de fil à Anne-Marie Couderc, souvent le week-end », raconte l’entourage de l’ancienne ministre de Jacques Chirac. Parmi les dossiers qui la chiffonnent : la réintégration de la classe Business sur les vols domestiques qui avait été abandonnée il y a vingt ans et que le directeur général canadien veut harmoniser avec l’offre premium des vols long-courriers.

« Anne ne voit pas trop la valeur ajoutée face aux contraintes – service à bord, séparation de la cabine… – que cela implique », poursuit notre interlocuteur. Le sujet n’est toujours pas tranché.

Alignée sur les objectifs du groupe de rétablir la compétitivité d’Air France au plus vite, Anne Rigail doit cependant parfois modérer les ardeurs des fidèles lieutenants de son patron. Celles d’Oltion Carkaxhija, en particulier, le redoutable « chasseur de coûts » en charge de la transformation du groupe. Halluciné de voir les personnels au sol prendre une pause de trente minutes à 7h15 du matin lorsque la majorité des vols de nuit arrivent à Roissy, il avait suggéré de la supprimer. « Anne m’a expliqué que j’allais déclencher une guerre civile en faisant cela », sourit ce pragmatique qui y a renoncé. Pour l’heure.

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Allergique à la lumière

Ni mondaine, ni femme de réseaux, Anne Rigail doit se faire violence pour prendre davantage la lumière inhérente au poste de CEO d’Air France. « Elle déteste ça », pointe Jean-Marc Janaillac, l’ancien PDG du groupe qui se souvient avoir dû quasiment la forcer à se faire remettre l’ordre du Mérite obtenu en novembre 2016. « Elle ne voulait pas de cérémonie, je lui ai donc proposé de faire un truc simple, en l’invitant à déjeuner en tête-à-tête pour signer les papiers et lui remettre l’insigne », raconte-t-il.

Pas très à l’aise avec les rouages de l’Etat, elle se repose volontiers sur Anne-Marie Couderc pour régler les questions d’ordre politique et institutionnel. « Je lui ouvre des portes et lui fais gagner du temps », explique celle qui s’est entretenue avec Anne Rigail et la plupart des ministres lors de la négociation du prêt garanti par l’Etat de 7 milliards d’euros cet été. Comme avec nombre d’élus régionaux, très regardants sur la restructuration du réseau domestique, bien que l’entreprise soit privée. Mais quand, début octobre, Carole Delga, présidente de la région Occitanie, s’offusque de la suppression du vol de 22 heures entre Orly et Perpignan, l’affaire remonte jusqu’à Jean Castex, à Matignon. Et Anne-Marie Couderc joue les émissaires en rétablissant le vol en question…

Certaines batailles lui tiennent davantage à cœur: féministe et écolo convaincue – elle roule en Zoé électrique – Anne Rigail déplore les critiques « souvent sans argument valable » contre « l’avion pollueur », même si elle se montre plus virulente en privé qu’en public. « Quand on s’appelle Air France, on est vite taxé d’arrogant , se défend-elle. La moindre initiative est rapidement jugée dérisoire. » La patronne n’a ainsi toujours pas digéré les accusations de greenwashing sur les réseaux sociaux lorsqu’elle a annoncé le 9 septembre l’appel à projets avec la fondation Solar Impulse, pour remplacer les verres à champagne en plastique de la classe éco par des flûtes biodégradables. Depuis, elle a « demandé à retravailler toutes les données afin de présenter des arguments béton », quant aux efforts réalisés par la compagnie.

En décembre 2019, avec Bertrand Piccard. Le partenariat conclu avec le président de la Fondation Solar Impulse vise à tester des solutions pour le futur de l’aviation durable.(Air France/SP)

Si Air France est « une grande famille » pour Anne Rigail où tout le monde la connaît et beaucoup la tutoient, la directrice générale reste en revanche très discrète sur sa vie privée. « C’est sa bulle, elle cloisonne », confie un ami. Pas la peine de chercher son nom dans le Who’s Who . A peine saura-t-on qu’elle a passé son enfance à Casablanca, au Maroc, avec ses deux frères cadets et sa mère au foyer, avant d’atterrir un peu brutalement à Clermont-Ferrand puis à Lyon, ballottée au gré des missions de son père ingénieur dans le BTP. Bonne élève et excellente en maths, sa voie était toute tracée pour suivre la même formation, mais pas pour faire la même carrière. Adepte d’un style de vie sans ostentation, elle préfère les randonnées à vélo en famille pendant les vacances sur les routes d’Irlande ou de Norvège que la tournée des palaces.

Peu attirée par la « compétition », cela ne l’empêche pas d’être perfectionniste. Exigeante envers les autres comme envers elle-même. « A la limite du moine-soldat », juge cette ancienne collaboratrice qui l’a vu dormir dans son bureau pendant la tempête de neige qui avait paralysé Roissy en décembre 2010. Lors de sa nomination à Air France, elle prend un deux-pièces dans un village au nord de Roissy pour éviter les allers-retours à sa maison dans l’Essonne. « Mes enfants – un garçon de 14 ans et une fille de 20 ans, désormais installée à Paris – ne voulaient pas déménager. Nous avons trouvé cet arrangement pour la semaine », explique-telle simplement.

Or l’horizon n’étant pas près de s’éclaircir dans l’aérien, Anne Rigail doit s’attendre à de longues journées. Le plan de suppression de 16 % des effectifs de la compagnie ne devrait pas suffire, craint-on déjà en interne. Ni les mesures de chômage partiel de longue durée.

« Anne est capable de tenir des caps impossibles », affirme Pierre-François Riolacci, l’ex-directeur financier du groupe sous Alexandre de Juniac. Elle risque d’avoir à en faire très vite la preuve.

Trente ans dans l’aérien

1969 Naissance à Metz (Moselle). 1991 Diplôme de l’Ecole des Mines de Paris. Entre à Air Inter. 1997 Au service client à Orly après la fusion avec Air France. 2009 Directrice de l’exploitation au sol de CDG-Paris. 2013 Responsable du personnel navigant commercial (PNC). 2018 Directrice générale d’Air France.

Ce qu’ils disent d’elle

Jean-Marc Janaillac, ex-PDG d’Air France-KLM: « Elle a le sens de la relation humaine juste. C’est quelqu’un qui n’aime pas les coups à trois bandes. »
Anne-Marie Couderc, présidente du conseil d’administration d’Air France-KLM: « Anne a une forte personnalité, elle connaît bien tous les métiers. Elle est parfois un peu trop modeste mais elle sait se défendre. » 
Un représentant du syndicat SNPNC, des hôtesses et stewards: « Elle était plus dogmatique en 2015 lors de la remise en cause de nos accords. Aujourd’hui, elle se montre plus à l’écoute. » 
Oltion Carkaxhija, directeur général adjoint de la transformation d’Air France-KLM: « Anne est quelqu’un d’emphatique qui sait dire stop quand elle le pense. » 
Bertrand Piccard, président et fondateur de Solar Impulse: « C’est sa volonté d’agir avec sincérité qui lui permet de supporter les attaques parfois malhonnêtes de ceux qui stigmatisent l’aviation pour cacher qu’ils polluent ailleurs. » 
Pascal de Izaguirre, PDG de Corsair et ex-dirigeant d’Air France: « C’est une femme brillante, très opérationnelle et sans agenda personnel. C’est dommage qu’elle soit un peu cantonnée à un rôle de COO plutôt que de CEO. »

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