Analyse et Stratégie : Alertes sur les taux, les Etats-Unis « sous surveillance de récession »

Le « cette fois-ci, c’est différent » a du plomb dans l’aile. Ces derniers mois, les boursiers ont beau eu se raccrocher à cette pensée magique, il semblerait que l’inversion de la courbe des taux augure, là encore, d’une récession prochaine aux Etats-Unis, première puissance économique mondiale. Le taux d’emprunt à trois mois (2,35% pour le souverain) y est, là-bas, supérieur au taux à dix ans (moins de 2,1% hier, au plus bas depuis septembre 2017), et ce depuis maintenant presque trois semaines, recense le cabinet d’analyses MKM Partners, chose inédite depuis 2006-2007. La courbe s’était inversée une première fois en mars.

Pourquoi est-ce inquiétant ? Quand l’économie se porte bien, emprunter à long terme revient plus cher qu’emprunter à court terme. Plus l’échéance est lointaine, plus l’incertitude est grande, plus les risques sont gros (problème de remboursement, inflation…) et plus les prêteurs demandent une prime élevée. Et donc, s’il y a inversion, si les emprunts à court terme deviennent plus coûteux que les emprunts à long terme, c’est qu’il y a une tuile. En ce moment, vus du marché de la dette, les risques à un an (avec un taux de 2,3%) sont perçus comme plus élevés que ceux sur les dix ans à venir. L’inversion de la courbe des taux est donc un signal d’alarme, autoréalisateur de surcroît. « L’inversion de la courbe des taux d’intérêt nuit à l’offre de crédit à l’économie », rappelle l’économiste Véronique Riches-Flores, de RF Research. La raison ? Les banques, qui sont le cœur de l’économie, l’organe qui injecte l’argent dans le système, empruntent à court terme pour prêter à long terme. « En période d’inversion, la rentabilité de leurs activités de crédit s’en trouve mécaniquement réduite, puisque le coût de financement tend à se rapprocher de celui auquel elles vont prêter. Leur incitation à exercer leur métier de prêteur s’en trouve réduite. »

« Intérêt continu pour le court terme »

Même les investisseurs institutionnels, pourtant à la recherche de rendement, préfèrent apparemment acheter des obligations souveraines à dix ans plutôt que des bons à trois mois qui rapportent plus. « L’appétit des investisseurs pour les actifs sans risque [la dette à long terme de pays bien notés comme les Etats-Unis, l’Australie et la Nouvelle-Zélande] ne milite pas pour des anticipations positives sur la croissance américaine, ou mondiale, explique Christian Parisot, économiste de marché chez Aurel BGC. Les incertitudes politiques poussent les taux longs sur des niveaux de plus en plus bas. Les investisseurs s’inquiètent en particulier de plus en plus de l’escalade des tensions commerciales entre les deux premières puissances économiques mondiales. Les déclarations contradictoires de Donald Trump ne sont pas un élément de stabilité. »

Antoine Lesné, directeur de la stratégie chez SPDR, filiale ETFs de State Street Global Advisors, est toutefois plus nuancé. « Les flux des investisseurs sur ces dernières semaines montrent un intérêt continu pour les expositions obligataires de court terme, soit ‘investment grade’, soit souverain (en dollars, en euros, en livres sterling), nous indique-t-il. Côté actions, les stratégies défensives sont plébiscitées, telles que le ‘Low Volatility’. Néanmoins, pour que l’on puisse parler de récession via les flux, nous attendrons de voir un renforcement des positions dans la partie intermédiaire de la courbe, ce qui n’a pas encore eu lieu. Ce signal traduirait encore plus une forte inquiétude quant à la fin du cycle. Pour le moment, l’inversion entre les dix ans et la partie courte est peut-être un signe d’attente avant une remontée potentielle si une désescalade devait arriver entre Chine et États-Unis. » Jusqu’ici, l’inversion de la courbe est surtout le fait d’une chute rapide du taux à dix ans (-35 points de base en moins d’un mois), plutôt qu’une brusque poussée du taux à trois mois (globalement stable depuis le début de l’année).

Avant chaque récession, inversion

 « Les investisseurs obligataires ne sont pas mieux informés que les investisseurs actions », répétait en début d’année un stratégiste actions, mais, de toute évidence, si. D’après les données de la Réserve fédérale, depuis 1955, à chaque fois (sauf une) que les taux courts ont dépassé les taux longs, les Etats-Unis sont entrés en récession en moins de deux ans en moyenne. « La courbe des taux est l’un des meilleurs (si ce n’est le meilleur) indicateurs de récession. […] Les inversions [les] annoncent peut-être, mais elles n’affectent pas tant les performances du marché », rassurait Jeroen Blokland, gérant multi-actifs chez Robeco, à la mi-mai. « Les quatre dernières inversions de courbe ont été suivies de hausses de l’indice S&P 500 sur les deux années qui ont suivi », corrobore Lazard Frères Gestion. « Les copains des marchés d’actions sont tout le temps bullish », moquait récemment un stratégiste obligataire. En tout cas, pour ce qui est sûr, toutes les récessions aux Etats-Unis depuis 1955 (neuf en tout) ont été précédées par une inversion de la courbe des taux.

Déjà, le coup de frein économique est manifeste. Un moment attendue à plus de 2% en rythme annualisé, la croissance américaine pour le deuxième trimestre devrait finalement être plus proche de 1,5% (après +3,2% au premier trimestre et +2,9% en 2018). +1,41% selon le modèle de prévision Nowcast de l’antenne de New York de la Réserve fédérale. +1,3% à en croire le modèle GDPNow de Fed d’Atlanta. Ces prévisions intègrent les derniers indicateurs économiques publiés aux Etats-Unis, et notamment les ventes au détail et la production industrielle pour avril, ressorties en dessous des attentes, et la chute brutale de l’activité dans le secteur privé (l’indice PMI Markit est tombé à 50,9 en mai, manquant de peu de tomber en zone de contraction, c’est-à-dire en dessous de 50).

La Fed à la rescousse

Pour le second semestre, les économistes sont nombreux à avoir revu fortement à la baisse leurs projections de croissance. Chez JP Morgan, la plus grosse banque du monde, ils la voient désormais tomber à 1%, contre 2,25% précédemment. Leur patron, Jamie Dimon, disait pourtant, lors de la publication des comptes trimestriels de la banque, en avril, que le cycle de croissance, déjà vieux de dix ans, pouvait « durer des années. […] L’Australie connaît une croissance depuis vingt-huit ans. » Lui ne s’attend pas à une récession « dans les années à venir » vu « la bonne forme du consommateur », « les gens [qui] retournent au travail », « la confiance des entreprises élevée. »

Chez Morgan Stanley, on projette que le PIB des Etats-Unis ne progressera que de 0,6% au second semestre. Le responsable des investissements de la banque, Mike Wilson, va même plus loin en disant que la première économie mondiale est « sous surveillance de récession. » « Les récents indicateurs suggèrent que l’économie et les bénéfices des entreprises sont plus à risque que ce que la plupart des investisseurs ne le pensent. » Par exemple, les chiffres du PMI de mai montrent que le ralentissement de l’activité a été « notable » dans les services, une source importante d’emplois (dans la santé notamment). Mais, pour lui, la croissance américaine montrait des signes de faiblesse bien avant que le conflit avec la Chine ne s’envenime. Juste retour de manivelle. La faute à Donald Trump qui, avec sa relance budgétaire, a provoqué l’an dernier une surchauffe économique (hausse des coûts de la main d’œuvre, stocks excessifs, trop d’investissement). Ce qui expliquerait pourquoi la courbe des taux, corrigée de l’interventionnisme de la Fed, s’est inversée en fin d’année dernière. « Aussi, quelle que soit l’issue de la guerre commerciale, le ralentissement de l’économie américaine et les risques de récession sont bien là. »

Au vu des risques qui pèsent sur la croissance, la Bourse s’attend à ce que la Fed annonce, fin septembre, le relâchement de son taux d’intérêt directeur, dans la fourchette de 2%-2,25%. Les investisseurs tablent aussi sur deux nouvelles baisses, d’un quart de point chacune, l’année prochaine. Voilà qui explique pourquoi, sur le marché obligataire, tous les taux d’emprunt de deux à dix ans sont aujourd’hui inférieurs au taux actuel de la banque centrale (2,25-2,5%).


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