Analyse et Stratégie : La Bourse, incubateur de l'investissement responsable, où « vous pouvez faire le bien et faire bien »

Ce n’est pas le Fight Club, mais les règles y sont tout aussi claires. En Bourse, les investisseurs veulent gagner de l’argent. Et les plus gros – les assureurs vie, les caisses de retraite, les gérants de fortune, les « assets managers » de tout ordre – veulent en gagner plus que leurs concurrents pour attirer le chaland. A chacun sa stratégie, sa recette maison, ses modèles analytiques pour – comme ils disent en franglais – « surperformer ». Il y a les critères d’investissement habituels, comme les bénéfices dégagés, la dynamique du chiffre d’affaires, les marges, l’endettement, les dividendes distribués, et puis il y a les autres, moins froids, plus humains, dans l’air du temps. Parce que, contrairement à ce que raconte Jean-Luc Mélenchon, l’écologie n’est pas « incompatible avec l’économie de marché. » « Il y a une absence de reconnaissance de la part de monsieur Mélenchon et de la France Insoumise, recadre Pierre-Samuel Guedj, président d’Affectio Mutandi, agence de conseil en stratégie sociétale, normative et réputationnelle. Cela fait une quinzaine d’année que la finance se mobilise, en particulier sur le climat. On ne peut pas dire que les représentants de l’économie libérale soient dénués d’intérêt pour l’écologie et le socialement responsable. Chaque année, Blackrock [le plus puissant gestionnaires d’actifs au monde] admoneste les entreprises dont il est actionnaire pour qu’elles œuvrent davantage pour le bien commun. Les entreprises, elles, émettent des ‘green bonds’, des ‘social bonds’. »

Le Centre des jeunes dirigeants d’entreprise (CJD) s’insurgeait, le mois dernier, contre la décision des sénateurs de supprimer l’article 61 de la loi Pacte qui visait à obliger les entreprises à « prendre en considération » les aspects environnementaux et sociaux. « Non monsieur le sénateur [Jean-Marc Gabouty, du parti radical RDSE, Haute-Vienne, lui-même entrepreneur], les dirigeants d’entreprise qui réfléchissent à leur raison d’être ne sont pas dépressifs ! […] Ce qui motive un entrepreneur, c’est le sens et la mission. » Une vision bien différente de celle de M. Gabouty pour qui les entreprises ont comme seul objet de « produire des biens et des services, pas de faire de la philosophie. » La loi Pacte a été adoptée en deuxième lecture à l’Assemblée nationale il y a un peu plus d’une semaine, le vendredi 15 mars. L’une de ses dispositions vise à renforcer l’offre verte et solidaire dans les contrats d’assurance vie.

Le 14 mars, BNP Asset Management s’engageait à désinvestir 1 milliard de dollars, d’ici à 2020, des entreprises tirant plus de 10% de leurs revenus du charbon. « Un seuil préalablement adopté par Candriam en septembre 2018 puis par la Caisse des Dépôts et Consignations (CDC) et CNP Assurances à l’occasion du Climate Finance Day 2018 », fin novembre, rappelle l’association Les Amis de la Terre. BNP Paribas AM a également annoncé exclure de ses investissements les entreprises dont l’intensité carbone est supérieure à 491 grammes d’équivalent CO2 par kilowatt heure ou qui extraient plus de 1% de la production mondiale de charbon, « soit plus de 80 millions de tonnes de charbon environ. C’est bien supérieur au critère de 20 millions de tonnes opté par Axa et Generali », confronte l’association. Pour sa référente de la campagne finance privée, Lucie Pinson, « BNP Paribas Asset Management montre clairement la voie à ses concurrents mais aussi au groupe BNP Paribas qui continue de financer le dérèglement du climat via ses prêts et services financiers au secteur du charbon. »

Jusqu’à 3 points de surperformance pour l’ESG…

Les bonnes pratiques environnementales comme l’éthique en entreprises, et plus globalement la croissance responsable, ont désormais la cote auprès des investisseurs à qui démonstration a été faite que la performance financière n’avait pas à être sacrifiée sur l’autel de la bonne conscience. Il apparaît même de plus en plus clairement que les portefeuilles boursiers qui intègrent les critères ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance) sont aussi ceux qui dégagent de plus gros gains. Juste en raisonnant par l’absurde, il n’y a qu’à voir la chute à Wall Street des médias après le mouvement #MeToo (-10% en trois mois à partir d’octobre 2017). L’atteinte à la réputation comme la corruption, les conflits syndicaux, les mauvaises conditions de travail, les plaintes de consommateurs ou les procès valent, aux entreprises visées, des séquelles en Bourse. L’action de l’allemand Bayer qui, depuis le rachat de l’américain Monsanto et de son Roundup croule sous les procédures judiciaires, est au plus bas depuis l’été 2012 (-40% en 2018).

« Vous pouvez faire le bien et faire bien, expliquaient en septembre les stratégistes de Bank of America Merrill Lynch. […] Entre 2007 et 2017, les actions du S&P 500 avec des scores ESG élevés auraient surperformé jusqu’à 3 points par an leurs homologues moins bien classées. Un investisseur qui n’a acheté que les actions des entreprises ayant des notations environnementales et sociales supérieures à la moyenne chez Thomson Reuters aurait évité plus de 90% des faillites survenues dans le S&P 500 depuis 2005. […] Les critères ESG sont trop décisifs pour être ignorés. Nous estimons prudemment que les flux vers ce type de fonds pourraient être, au cours des prochaines décennies, à peu près équivalents à la taille actuelle du S&P 500 », soit de plus de 20.000 milliards de dollars. Les stratégistes recommandent toutefois d’associer les critères ESG avec les fondamentaux des entreprises, « pour éviter de trop payer pour la qualité perçue » alors qu’il y a eu une « revalorisation spectaculaire des actions ESG. »

… Plus encore pour le bonheur au travail

Le bonheur au travail est un critère particulièrement populaire auprès de la communauté financière puisqu’il permet « de donner [hormis pour le secteur financier] un meilleur signal de la volatilité future des bénéfices. » Et pour débusquer les entreprises où il fait bon travailler, Savita Subramanian et son équipe, chez BoAML, ont choisi d’utiliser – pour une étude plus poussée sur les critères ESG – les informations du site Glassdoor, où employés et anciens employés peuvent noter anonymement leurs entreprises et direction. Les notes vont de 1 à 5 et couvrent près de vingt critères comme la rémunération, la satisfaction professionnelle, l’équilibre avec la vie personnelle, les perspectives d’évolution, la direction. IBM, salesforce.com, et globalement toutes les entreprises du compartiment technologique du S&P 500 sont celles qui ont la meilleure cote. A l’inverse, parmi les cancres, le distributeur à bas prix Dollar Tree, sorte de Lidl américain, et plusieurs chaînes de restauration rapide (Chipotle Mexican Grill, Papa John’s, Bloomin’ Brands).

 « Happy workers = alpha. […] Nous constatons que la notation des employés peut conduire à de meilleurs rendements corrigés du risque », rapportaient, fin février, les stratégistes. « Les actions des entreprises ayant obtenu des notes élevées ont fait mieux en Bourse que celles ayant obtenu des notes faibles, de près de 5 points par an entre 2013 et 2018, et auraient offert un ratio de Sharpe de 1,18 contre 0,53. » Et parce que les patrons ont pris l’habitude d’encourager leurs employés à bien noter l’entreprise pour laquelle ils travaillent, l’équipe de Bank of America Merrill Lynch, pour déjouer cette roublardise, a également pris en compte les sentiments qui ressortaient des appréciations écrites de la section des « pour » et « contre ». Grâce à des techniques de traitement du langage, basées sur les dictionnaires des sentiments Loughran-McDonald et General Inquirer, les stratégistes ont été en mesure de s’assurer de la sincérité d’une note élevée (4 ou 5). « En tenant compte de l’opinion exprimée dans les textes, on obtient un ratio de Sharpe plus élevé de 1,52. » Ce ratio, qui permet de confronter les rendements avec la volatilité,est une mesure de la rentabilité marginale par unité de risque. Ce qui veut dire, en clair, que si celui-ci est compris entre 0 et 1, l’excédent de rendement par rapport au taux sans risque est plus faible que le risque pris.

Le sourire, indicateur clé

En France, Sycomore AM a lancé en 2015 le fonds Happy@Work, dont l’objectif est de dégager une performance à cinq ans supérieure à celle de l’indice Euro Stoxx TR (c’est-à-dire dividendes réinvestis) en misant sur les entreprises ayant placé le capital humain au cœur de leur stratégie. La maison n’est pas une novice en matière d’investissement responsable ; c’est d’ailleurs son ADN. Elle avait déjà misé en 2000 sur les entreprises impliquées dans la transition écologique et, en 2011, sur celles, plus globalement, socialement responsables (« Sélection Responable »), qui créent de la valeur pour toutes les parties prenantes. Et puis Sycomore eut l’intuition d’un lien entre de « bons indicateurs RH » et la performance boursière. Après tout, qui dit lieu de travail épanouissant, dit plus de chance d’attirer des talents, non ? En outre, un employé heureux est un employé qui donne son maximum, s’implique, est productif. « Après des années de rencontres avec les entreprises, de visites de sites, après en avoir eu l’intuition, nous avons eu la confirmation [via la lecture d’études académiques comme la méta étude d’Harvard qui regroupe 92 analyses établissant un lien entre les performances économiques, financières, boursières et la performance sociale, des indicateurs RH positifs] que, souvent, celles qui performaient dans la durée étaient celles dont la culture d’entreprise était forte, celles où les collaborateurs avaient toujours le sourire », explique Claire Bataillie, analyste gérante pour Happy@Work. A partir de là, les équipes ont construit une méthodologie propre qui allait leur permettre d’identifier ces entreprises où il fait bon travailler. L’information, ils vont la chercher auprès des entreprises, des collaborateurs, des syndicats, des anciens DRH, des sites comme Viadeo ou Glassdoor… « Aller à une réunion financière et entendre le PDG parler spontanément de ressources humaines est un bon signe », indique par ailleurs Claire Bataillie. Avec, au bout du compte, des investissements dans Michelin, Air Liquide, Wavestone ou encore l’allemand SAP, dont les cours de Bourse ont tous atteint des records l’an dernier.


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