Comment les labos pharmaceutiques bloquent le succès des génériques

Il faut sauver le soldat Doliprane. Les industries pharmaceutiques ont sonné la mobilisation générale. Dans les usines, avec le renfort des salariés et des élus locaux pour défendre les emplois. Dans les coulisses du pouvoir, via un lobbying actif auprès des conseillers de François Hollande, Marisol Touraine et Arnaud Montebourg.

But de guerre : éviter que le paracétamol soit inscrit sur la liste des médicaments que les pharmaciens doivent systématiquement proposer en génériques. En off, le représentant d’un laboratoire dévoile son argumentaire : « Chaque fois, j’arrive avec la même présentation PowerPoint et je démontre que le projet dégagerait de très faibles économies pour la Sécu, alors qu’il aboutirait à des destructions de certaines d’emplois ! »

Le duopole du paracétamol

Pour les groupes Sanofi et BMS-Upsa, l’enjeu est colossal. Le Doliprane, le Dafalgan et l’Efferalgan pèsent 12 et 29% de leurs chiffres d’affaires respectifs en France. Ils se partagent 87% des ventes de paracétamol pour adultes. Quelque 2.000 personnes travaillent dans les usines d’Agen, Lisieux et Compiègne, qui ont réalisé des investissements de plusieurs dizaines de millions d’euros ces dernières années.

D’où la colère des patrons lorsqu’ils ont appris en décembre la décision du gouvernement menaçant leurs  marques. Et l’ampleur de leur riposte. En février, le directeur général de Sanofi, Chris Viehbacher, a menacé de délocaliser son activité. « Mais je ne crois pas que la politique du médicament doit être de promouvoir l’emploi en Inde », avait-il raillé. Le groupe BMS-Upsa a, de son côté, suspendu un investissement de 60 millions d’euros.

En périodes de chômage de masse, c’est le genre d’armes plutôt dissuasives. Surtout quand l’usine d’Agen est le premier employeur privé du Lot-et-Garonne et que BMS-Upsa se targue d’exporter 40% de sa production. A l’échelle nationale, l’opération est relayée par le puissant groupement des entreprises du médicament: « L’industrie pharmaceutique est en récession depuis trois ans », prévient Philippe Lamoureux, son directeur général. Quelque 30 sites sur plus de 200 ont fermé ou ont été cédés à des sous-traitants depuis 2000. « Si le gouvernement se lance dans une course à la compression des prix, cela fera peser un risque sur la qualité des génériques qui sont encore fabriqués pour la plupart en France et en Europe », s’alarme-t-il.

Outre les suppressions d’emplois, c’est donc la santé des Français que les grands laboratoires mettent dans la balance. Et ce même s’ils importent aussi de Chine ou d’Inde une grande partie de la poudre de molécules à la base de leurs comprimés. « Il n’y a pas de différence de fabrication entre les médicaments d’origine et les génériques, affirme François Douere, président de la filiale française du génériqueur indien Ranbaxy. La plupart de nos boîtes sont fabriquées à Angoulême… » A l’Assemblée nationale, la députée PS et pharmacienne Catherine Lemorton enfonce le clou : « Jusqu’à présent, aucun incident grave lié aux génériques n’a été observé. Ils sont soumis à des études aussi rigoureuses que les autres médicaments avant d’être mis en vente. »

Dénigrement systématique des copies

Les enjeux commerciaux sont tels que les laboratoires ne lâchent rien. Au risque de franchir la ligne jaune. En mai 2013, Sanofi a été épinglé pour une vaste campagne de dénigrement des copies d’un de ses produits phares, l’anticoagulant Plavix. Saisie de l’affaire par le génériqueur Teva, l’Autorité de la concurrence a récolté des centaines de témoignages de médecins et pharmaciens qui avaient reçu la visite de commerciaux pour le moins offensifs. S’appuyant sur une différence bénigne entre le Plavix et ses génériques, les VRP ont inventé des « risques d’hémorragie » et des « cas de décès », histoire de convaincre les médecins d’écrire « non substituable » sur les ordonnances. Aux pharmaciens, certains commerciaux assuraient même que remplacer le Plavix par un générique relevait du « comportement assassin » ! Manque à gagner pour l’assurance-maladie : 38 millions d’euros en vingt mois.

En décembre, le laboratoire Schering-Plough a été sanctionné, sur la plainte de son rival Arrow, pour une stratégie similaire. Il avait organisé une communication d’ampleur pour saper les copies de son Subutex, un substitut de l’héroïne. Là encore, les commerciaux ont argué de la composition pour effrayer les médecins et pharmaciens. Un document interne, cité par l’Autorité de la concurrence, détaillait la marche à suivre : « Notre principal levier résiderait dans l’argumentation fournie sur les excipients et le doute qui pourrait subsister quant aux risques pour le patient. » Le groupe organisait même des réunions avec les médecins toxicologues d’un département. Présent à l’une d’elle dans les Vosges, un médecin a déclaré aux enquêteurs : « Je suis sorti de cette réunion avec la sensation très nette d’une tentative de manipulation. »

Les étonnantes lacunes des médecins

Plus subtils, certains laboratoires sortent des produits brevetés n’ayant aucune plus-value médicale. Au milieu des années 2000, l’entreprise UCB Pharma a réussi un coup de maître. Alors que le brevet de son lucratif Zyrtec allait tomber dans le domaine public, le laboratoire l’a retiré du marché trois mois avant pour le remplacer par le Xyzall, qui a bénéficié d’une promotion massive auprès de médecins. Les prescriptions se sont reportées sur le nouveau produit… Plus récemment, la Sécurité sociale a ciblé le Crestor, traitement utilisé contre le cholestérol vendu par AstraZeneca, qui décroche 30% des parts de marché en France, alors qu’il n’est pas plus efficace que ses nombreux génériques moins chers.

Contrairement à leurs homologues allemands ou britanniques, les médecins français ont une connaissance lacunaire des molécules à la base des médicaments. « Pendant leurs études, ils apprennent les noms à travers les marques, décrypte Pascal Paubel, professeur de pharmacie à l’université Paris-Descartes. Et cela s’accentue lors de leurs premiers pas à l’hôpital, où les labos sont très présents. » Et la formation continue est quasi inexistante. Les médecins ont souvent moins confiance que leurs patients dans les génériques. En 2012, une enquête Ipsos révélait que 75% des malades pensaient que les génériques respectaient les mêmes exigences que les médicaments d’origine, contre 43% des médecins… Signe de plus de la puissance de feu des laboratoires ? 


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