Discount: mais que va faire Aldi de Leader Price?

Connaissez-vous le nom du dirigeant d’Aldi en France? Probablement pas. Et c’est bien normal. Dans la vie des affaires, il y a toujours eu des patrons pudiques, des voix que l’on entend peu, des adeptes du dicton « pour vivre heureux, vivons cachés ». Mais en matière de discrétion, le discounter allemand remporte la palme haut la main. Alors qu’en face de lui, les ténors de la grande distribution Michel-Edouard Leclerc, Dominique Schelcher (Système U) et autres Thierry Cotillard (Intermarché) écument les plateaux télé et les matinales de radio, Philip Demeulemeester (car voilà son nom), gérant d’Aldi France, est toujours resté muet. Jusqu’à ce mardi 1er décembre. Exceptionnellement, Aldi a tenu une conférence de presse, en ligne. Et pour cause, la date est historique. Ce lundi 30 novembre, le discounter a annoncé avoir finalisé le rachat de 547 magasins et trois entrepôts au Groupe Casino. Il s’agit plus précisément de 545 Leader Price, et deux Supermarchés Casino, échangés contre un chèque de 717 millions d’euros (incluant jusqu’à 35 millions d’euros de complément de prix), qui permet à Jean-Charles Naouri, PDG du groupe Casino, de continuer son plan de désendettement. 

« Devenir un acteur incontournable du discount »

L’opération Aldi-Leader Price n’est pas une surprise. Les rumeurs de marché en parlent depuis l’été 2019, et l’accord de principe entre les deux groupes a été signé en mars dernier. Il a fallu ensuite rencontrer les instances du personnel, puis consulter l’Autorité de la concurrence, qui a donné son accord de principe le 17 novembre, sous réserve que neuf magasins soient cédés. En revanche, personne ne savait, jusqu’à ce jour, ce qu’Aldi prévoyait de faire de l’enseigne Leader Price. « C’est un projet d’acquisition

exceptionnel et sans précédent pour Aldi », a prévenu Philip Demeulemeester en introduction de la conférence. « C’est complètement en phase avec notre projet ambitieux de croissance. » L’objectif principal du dirigeant est simple: « permettre à Aldi de renforcer sa présence sur le marché”. Avec 862 magasins dans l’Hexagone, pour une part de marché de 2,3% selon Kantar Worldpanel, Aldi fait en effet aujourd’hui figure de Petit Poucet de la grande distribution française. Mais hors de question d’en rester là. « Nous comptons devenir un acteur incontournable du discount », annonce Philip Demeulemeester. « Pour cela, nous voulons que chaque Français ait un Aldi à 15 minutes de chez lui. Nous allons doubler le nombre de magasins, afin d’atteindre 1.900 points de vente. » Pour y arriver, dans un marché relativement stable, les chemins possibles n’étaient pas très nombreux. Recourir à une acquisition externe restait la voie la plus rapide. Et Aldi en avait les moyens.

« Le huitième distributeur mondial »

Car l’arbre français ne doit pas cacher la forêt allemande. Si la filiale du discounter dans l’Hexagone est un poids plume, le groupe qui la soutient joue, lui, dans la catégorie poids lourds. « Nous sommes un acteur international, le huitième distributeur mondial, numéro un en Allemagne », rappelle Philip Demeulemeester. « Nous avons 70.000 collaborateurs dans neuf pays. Nous bénéficions d’une indépendance et d’une assise financière importantes en tant qu’entreprise familiale. » Il faut bien cela pour rivaliser avec son principal concurrent dans l’Hexagone: l’autre discounter allemand, Lidl, qui possède lui aussi une force de frappe européenne considérable, et un actionnaire aux poches profondes.

Ces dernières années, en France, l’écart s’est creusé entre les deux distributeurs. Quand la part de marché d’Aldi n’a pas beaucoup évolué, celle de Lidl est passée, en six ans, de 4,5% à 6,5%. Dans un marché où un point pèse 900 millions d’euros de vente, selon Kantar Worldpanel, c’est énorme. Lidl voit ainsi récompenser une stratégie assumée de montée en gamme, qui a consisté à rénover ses magasins, à y vendre du pain chaud, à élargir ses allées et étoffer ses rayons bios. En somme, à passer du hard discount au soft discount. Avec le rachat de Leader Price, Aldi gagne mécaniquement environ 1,7% de part de marché, pour atteindre un total de 4%. « Evidemment l’ambition est d’aller au-delà », prévient le dirigeant.

« Notre enseigne est positionnée sur le discount »

Mais à l’inverse de son homologue Frédéric Fuchs, chez Lidl, Philip Demeulemeester, lui, n’entend pas rompre avec le hard discount. « Nous sommes l’inventeur du discount et nous le restons », rétorque-t-il. « Nous l’avons toujours réinventé, et nous continuerons à le faire, mais notre enseigne est très claire, positionnée sur le discount. » Aldi conservera donc les ingrédients qui ont fait son succès jusqu’ici. « Nous avons trois valeurs », énumère le patron dans un accent flamant. « La simplicité: tous nos magasins sont à taille humaine et organisés de la même façon. La responsabilité: 90% de notre offre est constituée de marques propres, ce qui nous permet de maîtriser toute la chaîne de fabrication du produit, et de proposer des produits éthiques et responsables. La fiabilité: elle est mesurée par la confiance que nous accordent les clients. » Si un vaste plan de modernisation des magasins est actuellement en cours, l’idée n’est pas de renverser les tables. Il s’agit juste de faire davantage la part belle aux fruits et légumes, aux produits bios et vegans, de rendre l’expérience plus agréable. A l’heure où la crise sanitaire a plongé un million de Français dans la pauvreté, et où seuls 25% des habitants de l’Hexagone se disent préservés, selon Nielsen, le discount a toutes les raisons de trouver son public. Le succès croissant des enseignes à bas prix Action, Zeeman, Wish, Lidl ou Leclerc, le prouve. 

Inquiétude des syndicats

De quoi assurer une seconde vie réussie aux magasins Leader Price? Les syndicats n’en sont pas si sûrs. Ils évoquent certains « magasins poubelles » qui auraient besoin d’un sacré coup de neuf. Surtout, selon des calculs qu’ils ont faits avec l’Autorité de la concurrence sur un échantillon de 120 magasins Leader Price, 30 se trouvent à moins de 2 kilomètres d’un Aldi. Que deviendront-ils? Interrogé sur le sort des anciens Leader Price, Franck Johner, directeur adjoint d’Aldi France, répond: « l’heure est à l’analyse de ces 547 magasins car il va falloir d’abord réussir à comprendre de quoi est fait ce réseau. » Mais il rappelle que l’objectif d’Aldi est d’atteindre un parc de 1.900 magasins à terme. Hors de question, donc, de se séparer massivement de ceux rachetés à Casino. D’ailleurs, vu le montant du chèque signé pour les récupérer, cela rendrait l’opération peu intéressante. 

« Pour l’instant, l’heure est à la rencontre avec les salariés de Leader Price », explique Franck Johner. « Au premier trimestre 2021, nous débuterons les transformations des magasins Leader Price au rythme de 10 à 15 magasins par semaine. Ils fermeront leurs portes pour quatre à cinq semaines. Puis, au printemps, les trois entrepôts Leader Price rejoindront les 13 entrepôts Aldi. » Les deux dirigeants l’assurent: l’humain est au coeur du projet et les 6.000 collaborateurs de Leader Price seront tous formés. Leur parole est rare. Espérons qu’ils la tiendront.

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