Kazuo Hirai, le patron de la dernière chance pour Sony

Le 7 janvier, avant de grimper sur la scène de la salle de bal de l’hôtel Venetian, Kazuo (Kaz) Hirai a peut-être eu une pensée pour James Bond. Venu à Las Vegas pour le rendez-vous annuel des nouvelles technologies, le CES, le charismatique président de Sony y a présenté ses dernières innovations et imaginé le futur de son industrie. Une vision incarnée par l’agent 007 et son dernier opus, Skyfall, distribué par son studio Columbia : on y voit l’agent secret exhiber son smartphone Xperia T, produit par Sony Mobile.

Cette convergence entre les contenus et les produits technologiques du groupe japonais est au cœur de chacun des discours de Kazuo Hirai. « Notre capacité à lancer le standard du Blu-ray ou des téléviseurs 4K, l’ultra-haute définition, tient au fait que nous avions des contenus adaptés à ces formats grâce à nos studios », aime-t-il dire.

L’homme providentiel dont Sony avait besoin

Les Japonais se prennent à rêver et voient dans ce quinquagénaire aux allures de playboy le sauveur d’un de leurs joyaux industriels. Car l’empire Sony n’est plus que l’ombre de ce qu’il fut jusqu’au début des années 2000 : glissade du chiffre d’affaires depuis dix ans, pertes enchaînées trois années de suite… Kazuo Hirai est vu comme l’homme de la dernière chance, le seul à pouvoir métamorphoser ce poids lourd vieillissant en guerrier conquérant. Il en a le profil, la personnalité d’un Japonais occidentalisé.

Dans sa jeunesse, ce fils de banquier a passé plus de temps en voyages que sur les bancs de l’université. Sa carrière, il l’a débutée à New York, dans le département musique de Sony, à s’occuper des jeunes artistes, avant de faire son chemin jusqu’au sommet de Sony Computer Entertainment America, maison mère de la PlayStation, un Etat dans l’Etat, la machine à cash du groupe nippon.  Ces faits d’armes lui ont valu d’être nommé PDG de Sony Corporation en avril 2012. Après les années Howard Stringer, un Gallois venu de la télévision qui n’est jamais parvenu à se faire accepter par ses troupes, Kazuo Hirai personnifie le vent nouveau qui souffle sur le groupe japonais.

Preuve d’un optimisme retrouvé, l’an dernier, le cours de Bourse a progressé de 50 % et les bénéfices sont enfin de retour. Avant toute chose, le nouveau patron a entrepris de secouer cette gigantesque structure traumatisée par les 10.000 suppressions de postes survenues juste avant son arrivée. « Jusqu’à présent, nous avons passé plus de temps à parler qu’à exécuter », tranche-t-il. Chacun doit se retrousser les manches. « Je veux partager mon sentiment d’urgence pour accomplir le retournement de cette entreprise, en particulier pour la division électronique, lançait-il en juin. Et faire en sorte que les 160.000 salariés du groupe Sony à travers le monde comprennent bien le message. »

Il a changé les mentalités

A son arrivée, il a commencé par mettre au rancart la quasi-totalité de la direction. Il y a quelques semaines encore, il nommait à son côté Kenichiro Yoshida, venu du numérique, comme chef de la stratégie, en remplacement de Tadashi Saito, en poste depuis seulement dix-neuf mois. Tous ceux qui connaissent le groupe racontent à quel point -Howard Stringer n’a jamais été capable de se faire entendre des tout-puissants ingénieurs japonais.

Kaz Hirai, lui, en a les moyens. A ces cerveaux, il a imposé un changement de mentalité : leurs produits doivent s’inspirer des usages nouveaux. « Il mise sur une structure placée au-dessus de chacune des divisions, nommée UX, pour User Experience », spécialisée dans le design et le marketing, explique David Mignot, le directeur général de Sony Mobile France. « Il veille à ce qu’on retrouve le meilleur de Sony dans chaque produit et que tous les téléviseurs, tablettes ou téléphones soient compatibles », précise Benoît Lambert, le directeur général de Sony France.

« Casser les silos » est devenu le nouveau mot d’ordre. Les différentes activités sont priées de travailler ensemble. « Cela va prendre du temps », note Lillian Tay, analyste au cabinet Gartner. « Peut-être n’est-ce même pas possible », s’inquiète James McQuivey, de Forrester. En France, par exemple, pour relier le siège de la division mobile et celui de la division des jeux vidéo, il faut compter trente minutes de métro avec un changement. Les deux sociétés vivent leur vie séparément et reportent chacune à leurs directions européennes. Simplifier cet organigramme touffu est une gageure.

Mais les choses commencent à évoluer. « Pour la première fois, à l’occasion du lancement de la Play-Station 4, fin novembre, nous avons organisé un grand événement au Sony Store avec notre patron monde », raconte fièrement Philippe Cardon, le vice-président Europe de Sony Computer Entertainment. Une nouveauté car le Sony Store, lui, appartient à la division du matériel électronique, spécialisée dans les téléviseurs, notamment…

Les mobiles et les consoles de jeux vidéos, planches de salut

Le choix du moment ne doit rien au hasard : le lancement de la PS4 était crucial. Sur le front des produits aussi, Kaz Hirai a une obligation de résultat. Autour de lui, les secteurs traditionnels de Sony s’effondrent les uns après les autres. En juin, le groupe a dû réduire ses prévisions de profits de 40 % pour les téléviseurs, les PC, les appareils photo numériques et les caméras vidéo.

Dans son projet baptisé « One Sony », dévoilé à son arrivée, Kaz Hirai insiste sur la nécessité de « renforcer les activités centrales, le numérique, le jeu et le mobile », tout en essayant de refaire surface sur le marché des téléviseurs. Le mobile et le jeu deviennent de plus en plus ses planches de salut.

L’arrivée de Kaz Hirai a d’ailleurs coïncidé avec la prise de contrôle totale de Sony sur son activité mobile. Le rachat des parts du suédois Ericsson dans leur société commune de téléphones se révèle crucial. Le XPeria Z1, lancé à la rentrée, a permis à Sony de montrer ses ambitions. Pas question de jouer profil bas. Sony vise le haut de gamme. « Il y avait un besoin d’alternative » face à Apple et Samsung, affirme David Mignot. La part de marché de Sony en France dans les smartphones serait ainsi passée de 8 % en début d’année à près de 15 % fin 2013. L’atout du téléphone préféré de James Bond ? « C’est un concentré de toutes nos meilleures technologies », s’extasiait Kaz Hirai à son lancement.

5 millions de PS4 au printemps

Le smartphone a pu, en effet, bénéficier des lentilles photo de Sony, parmi les meilleures du marché, et présenter des applications venues de Walkman pour la musique ou PlayStation pour les jeux, même si celles-ci sont disponibles pour tous les téléphones sous Android. Il profite aussi de la réputation encore forte de la marque japonaise. Une récente étude de Gartner, pourtant conduite en Amérique et dans les pays émergents, où Sony est bien moins fort qu’au Japon ou en Europe, montre que la marque arrive juste derrière Google et Samsung dans sa capacité à faire des consommateurs les promoteurs de sa marque. Malgré les vicissitudes, « la force de la marque, dotée d’une aura positive, reste intacte, tout comme son réseau de distribution dans le monde entier », note un ancien du groupe.

Dans les jeux vidéo, Kaz Hirai maîtrise. Grâce à lui, Sony est devenu un des maîtres du monde avec sa PlayStation. Au cours des vingt-quatre heures qui ont suivi sa mise sur le marché, 1 million de PlayStation 4 se sont écoulées. D’ici à mars, 5 millions devraient avoir été livrées. Un record. Pour Noël, les ruptures de stock se sont multipliées. « Nous ne cherchons pas à être en concurrence frontale avec Microsoft et sa Xbox One » sortie à quelques jours d’écart, affirme Philippe Cardon. Pas question, donc, d’en faire, comme l’ambitionne le groupe de Redmond, l’élément central du -salon à la place du téléviseur… secteur que Sony aimerait relancer grâce à la norme ultra-haute définition 4K. « C’est d’abord une console construite pour les joueurs. » Et elle leur permet de partager leurs parties via les réseaux sociaux.

Des contenus à part

Derrière le succès de la PlayStation se cache une bataille complexe. L’interrogation sur la place des contenus dans Sony. Si la filiale de jeux vidéo joue un rôle d’éditeur intégré, avec des succès comme Gran Turismo, les autres activités de contenus occupent une place à part. En musique, Sony détient la deuxième place mondiale, derrière Universal, avec des têtes d’affiche comme Britney Spears ou Justin Timberlake. Les studios de cinéma Columbia ont signé une belle année 2013 avec Zero Dark Thirty ou Django Unchained, en attendant Spider-Man 2 en 2014. Ces sociétés vivent dans des univers totalement déconnectés du monde de la fabrication et de la vente des produits high-tech. Sony Music trône sur Madison Avenue, à New York, et Sony Pictures à Culver City, en Californie.

Les rares interactions sont mises en place pour des événements promotionnels. La soirée de lancement de la PS4 à Paris, décidément exemplaire dans la mise en œuvre de One Sony, a été l’occasion d’une prestation du groupe Birdy Nam Nam, en contrat avec Sony Music. Mais à part cela ? « Quand j’écoutais, en septembre à Berlin, Kaz Hirai parler de la chance pour un groupe d’électronique de posséder des studios de cinéma, je me suis dit: “Ah bon, pourquoi?”raconte Avi Greengart, de Current Analysis. Apple ne possède pas ces atouts et pourtant bénéficie à plein des contenus. »

Un des actionnaires de Sony a fait nettement plus que s’interroger. En mai dernier, Daniel Loeb, le patron activiste du fonds LLC, premier actionnaire de Sony avec 6 % du capital, a envoyé une lettre de trois pages à Kaz Hirai. Une fois expédiées les formules de politesse, il affirme que « l’entreprise devrait changer sa structure de contrôle de Sony Entertainment, ce qui renforcerait Sony en allégeant le fardeau de sa dette, et lui donnerait ainsi des ressources supplémentaires pour revitaliser Sony Electronics ». Loeb recommande la mise sur le marché de 15 à 20 % de Sony Entertainment. Un coup de tonnerre dans le ciel bleu de Kaz Hirai, l’ancien manager de Sony Music.

Un vaste plan d’économies

Plutôt que de se lancer dans un bras de fer avec son actionnaire principal, le PDG a fait appel à des consultants, organisé la discussion au sein de son conseil et accepté de poser le problème sur la table. Mais, au final, son point de vue n’a pas changé : avec ses branches de divertissement, Sony dispose d’un atout que ne possède aucun de ses concurrents industriels. 

Pour bien montrer qu’il a entendu les arguments de Daniel Loeb, Kaz Hirai a annoncé plus de 180 millions d’euros d’économies sur la branche divertissement. Les investissements de Columbia Pictures vont être réduits, au bénéfice de la production télévisuelle. Une activité moins coûteuse que le cinéma, et prometteuse à l’heure où la vidéo devient reine via le numérique. Pour l’instant, Daniel Loeb se dit impressionné par les éléments de réponse de Kaz Hirai. Voilà une menace écartée pour l’instant. Mais le temps s’accélère dans le monde techno. Le PDG va devoir peaufiner son personnage de héros.


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