Pourquoi la chasse à courre est un sport d’avenir

Dans la clairière dénudée, un ballet de voitures, de vans et de chevaux que l’on selle brave les caprices du ciel. Il n’y a qu’un veneur pour sortir en forêt lorsqu’il pleut à verse. Parmi les cris de la meute que l’on achemine en fourgon grillagé, chacun fait assaut de courtoisie. Les « boutons », en tenue propre à leur équipage – azur, cramoisie ou ventre-de-biche –, présentent leurs invités – en tenue noire. Ce prélude n’a rien d’un conciliabule entre soi. Les marques de bienvenue vont à toute l’assemblée. Et celle-ci n’est pas mince : des parents, des amis, mais aussi de modestes suiveurs, à pied, à vélo, en auto, il en sort de partout. Pas un de ces adeptes ne commencera la journée sans un salut ou un aimable avis.

Il y va de la légitimité de l’équipage, qui se fonde sur l’assentiment des populations du voisinage. Parmi celles-ci se comptent par dizaines les férus de vénerie, mieux instruits que quiconque des secrets du territoire. Ils sont près de 100.000 à travers la France, qui s’inscrivent régulièrement dans le sillage des équipages. Certains au point du jour « font le bois », en quête d’une empreinte – le « volcelest » – qu’aurait laissée un éventuel animal de chasse ; cet indice, ils le marquent d’une branche morte, la « brisée ». Les enseignements de leur repérage font l’objet d’un rapport par lequel débute toute journée de chasse. Des noms de lieux magiques enchantent le compte rendu : le chêne aux Trois-Seigneurs, les Croix-Lamare, la ligne de la Jument blanche… Cette toponymie poétique enrichit un langage d’initiés, dont la maîtrise commune à toute l’assistance finit d’abolir les clivages sociaux.

Une extrême civilité

Une extrême civilité caractérise la pratique de la vénerie, subtil mélange de sauvagerie et de civilisation. La chasse à courre est à la France ce que la tauromachie est à l’Espagne. Ces pratiques, également ritualisées, baignées d’un semblable ésotérisme, procèdent toutes deux de ces temps héroïques où l’homme mesurait ses forces incertaines au plein pouvoir de la nature. Des voix s’élèvent – et parfois triomphent – contre ces parades mortelles, héritées d’un autre âge. Des attaques auxquelles le veneur oppose un argument écologique : la vénerie, parce qu’elle nécessite de vastes territoires, concourt à la protection des espaces naturels. Mais aussi un argument social : une journée de chasse à courre est l’occasion d’une communion populaire. Loin de son image aristocratique, la vénerie rassemble plus qu’elle ne divise, même s’il est vrai que, avec son langage énigmatique et son cérémonial millimétré, elle peut rebuter le profane. La « grande » vénerie tout au moins, distincte de la « petite » en ce qu’elle ne s’intéresse qu’au cerf, au chevreuil ou au sanglier, seigneurs des forêts, que l’on force à cheval…

Les trompes sonnent le départ de la chasse. Ils n’ont rien de folklorique, ces cuivres astiqués. Car c’est à l’oreille que le cavalier peut saisir une action qui se déroule parfois à des kilomètres. S’il ne peut entendre le taïaut ! de ses équipiers, une sonnerie, la « vue », lui indiquera la dernière position de l’animal. Des sonneries, il en existe pour chacune des péripéties de la chasse, du « bat-l’eau » – lorsque le cerf franchit un étang pour égarer les chiens – au « débuché » – quand il quitte la forêt pour tirer droit dans les cultures où l’équipage ne pourra le suivre.

Les chiens n’aboient pas, ils crient

Les cuivres parlent donc. Les chiens aussi. Et plus sûrement encore. Notez qu’ils n’aboient pas, ils « crient ». Leur silence soudain, alors que la chasse va bon train, ne présage que des déboires. Eux seuls connaissent le mystère de la « voie », espèce de fil d’Ariane laissé sur son passage par l’animal chassé. Rien de plus volatil que ce fumet. La nature du sol, le vent, le moindre écart thermique, tout concourt à ses caprices. La voie est le seul lien tissé entre les veneurs et leur gibier.

C’est pourquoi les chiens font l’objet de tant de soins. La valeur d’un équipage se mesure à la qualité de sa meute. Un homme en assume la lourde responsabilité, le piqueux, que l’on reconnaît à ses galons d’or et d’argent. Sa mission confine au sacerdoce. Quelle n’est pas la surprise du novice d’entendre le piqueux appeler chaque chien par son nom, reconnaissant celui-ci de celui-là à sa voix, à la nuance de sa robe, tout à son affaire dans cette houle de brun, d’ocre et de blanc ! Des chiens courants, il s’en trouve pour chaque type d’animal de chasse, et parmi ses quelque 18.000 chiens de meute, la France présente la diversité de races la plus remarquable du monde.

A cela s’ajoute une cavalerie de plus de 7.000 trotteurs ou pur-sang. Une richesse ignorée : ce que le profane connaît de la vénerie se résume trop souvent à l’image de la curée, cet instant solennel où, dans le fracas des trompes et des cris, les abats de la prise, préalablement escamotés sous sa dépouille, la « nappe », sont dévoilés et offerts à la meute en guise de récompense. La barbarie supposée de cet épilogue alimente le feu des détracteurs. Ils parlent de crime. Oui, il s’agit de tuer.

L’anachronisme, l’autre péché de vénerie

La mort plane, et au même titre que la forêt squelettique, farouche au cœur de l’hiver, au même titre que les cris dans la brume ou l’écho primitif de la trompe, elle subjugue le veneur. Cependant, aussi bien les rites observés que le mystère savamment entretenu d’une nature sauvage, tout s’efforce de broder autour d’elle une espèce d’ode sacrificielle. Sans la mort, point de sacré. Fadaises ! entend-on depuis les bancs du prétoire. Peut-être, mais la ponction est si faible. Sur l’ensemble d’une saison (de fin septembre à fin mars), à raison de deux sorties hebdomadaires, un équipage de grande vénerie atteint rarement la trentaine de prises.

Cela est si vrai qu’un équipage adjudicataire d’une forêt domaniale encourt une amende s’il ne totalise pas en fin de saison le nombre de prises fixé, a priori, par l’Office national des forêts, l’ONF. On est tout de même loin de la tuerie organisée…

Reste l’anachronisme, l’autre péché de vénerie. L’intolérable exclusivisme d’un « sport de roi ». Ah ? Il n’existe pas plus d’ »arrivée au château », pourtant, que d’empire féodal sur la paysannerie des parages. L’évolution rapide du territoire et son régime de propriété contraignent les équipages à louer de vastes espaces, notamment au Domaine national, par adjudication ou concession amiable. De telles charges, assorties d’un usage strictement réglementé, ont conduit la quasi-totalité d’entre eux à se constituer en associations. En devenir membre ne coûte pas plus cher qu’une semaine de plongée en mer Rouge. Il faut certes posséder son cheval, ou le louer, ce qui, sur l’ensemble d’une saison, équivaut à doubler sa cotisation. Mais bon, rien d’extravagant.

Parce qu’elle a su s’adapter, la vénerie prospère. On compte aujourd’hui plus de 160 équipages de grande vénerie et 220 de petite (au lièvre, au renard, au lapin) ! La vénerie ne s’impose pas seulement comme un sport, mais aussi comme un spectacle vivant qui attire à lui des centaines de milliers de curieux lors des multiples fêtes ou démonstrations qui, à Montpoupon, à Carrouges, au château de Sourches, ponctuent l’intersaison.

La tournure écologique du message que propage la Société de vénerie ne peut que consolider ce socle. Cette pratique millénaire ne puise plus dans son passé les gages de sa légitimité. Entre succès populaire et sauvegarde bien comprise des grands espaces -naturels, elle se rajeunit, quitte à perdre un peu de ce mystère propre aux passions exclusives.          

Nicolas Chaudun 


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