Pourquoi le gouvernement s’accroche à l’ »âge pivot » à 64 ans

Edouard Philippe ne porte peut-être pas de bottes, mais quand il plante ses crampons quelque part, difficile de le faire reculer. Après des jours de tractations au sommet de l’Etat, il n’a pas voulu lâcher sur le volet budgétaire de la réforme des retraites. « Le leader de la CFDT Laurent Berger avait pourtant compris de son dernier échange avec Emmanuel Macron qu’il n’y aurait pas de mesures d’économies », souffle un connaisseur du dossier. Certes, le Premier ministre a renoncé à réaliser des économies sur les dépenses de retraites en 2020 et 2021, mais il tient à réduire le déficit dès 2022 en incitant les Français à travailler plus longtemps. A cette fin, il veut instaurer un « âge pivot », ou « âge d’équilibre », avant lequel les assurés subiront un malus sur leur pension de 5% par an. Et ce tout au long de leur retraite, contrairement à ce qu’a affirmé la porte-parole du gouvernement qui a évoqué un malus temporaire sur France Inter.

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Avec cet « âge pivot », le Premier ministre reprend en fait la mesure annoncée par Jean-Paul Delevoye, le Haut-commissaire chargé de la réforme des retraites, dès juillet. Mais il l’adoucit et la durcit à la fois. D’un côté, il prévoit que l’âge pivot n’atteindra 64 ans qu’en 2027, contre 2025 dans le projet Delevoye. De l’autre, il annonce que la mesure entrera en vigueur « de manière progressive » dès le 1er janvier 2022. En clair, les personnes nées en 1960, qui auraient validé tous leurs trimestres en 2022, ne pourront pas partir avec une retraite à « taux plein » dès leurs 62 ans mais devront travailler quatre mois de plus. Et cet âge sera augmenté progressivement de 4 mois par an pour atteindre 64 ans en 2027, date des premiers départs à la retraite des personnes nées en 1965.

Durcissement de l' »âge pivot »

C’est ce durcissement qui a provoqué la colère de Laurent Berger, le secrétaire général de la CFDT. Depuis des mois, le leader syndical répète qu’il est favorable au régime universel à points, mais qu’il est farouchement opposé à l’introduction d’un « âge pivot » qui pénaliserait ceux qui ont commencé à travailler tôt. Il était aussi vent debout contre la réalisation d’économies à court terme sur les dépenses de retraites. Avec l’annonce d’Edouard Philippe d’un « âge pivot » dès 2022, il perd sur les deux tableaux. Et la CFDT a une double raison de rejoindre la mobilisation contre la réforme des retraites le 17 décembre. Sans compter que le report de la réforme aux personnes nées en 1975, au lieu de 1963 initialement, n’est pas non plus une bonne nouvelle pour la centrale.

Après plusieurs jours d’une grève massive dans les transports et l’Education nationale, le choix du gouvernement de se mettre à dos la CFDT surprend. Certaines voix au gouvernement et parmi les députés macronistes semblent même entamer une forme de rétropédalage.  « Tout le monde depuis hier fait comme si la question de l’âge d’équilibre à 64 ans avait été décidée et fixée, c’est faux, a déclaré, Gilles Le Gendre, chef de file des députés LREM, sur CNews. La question de l’âge pivot, je le dis solennellement, de l’âge d’équilibre, n’est pas décidé, en aucun cas ! » Le ministre des Finances, Bruno Le Maire, a aussi affirmé que « l’âge d’équilibre et les modalités pour parvenir à l’équilibre financer, c’est négociable ».

En fait, si le gouvernement a bien inscrit l’idée de l' »âge pivot » dans son projet, il compte laisser, dans un premier temps du moins, aux syndicats et au patronat le soin de fixer le curseur précis. La future caisse du régime, qui verra le jour au plus tard en janvier 2021, sera en effet pilotée par les syndicats et le patronat. Ce sera d’abord à eux de définir la valeur du point, l’évolution des pensions, les taux de cotisation, l’âge d’équilibre et les bonus/malus pour assurer que les comptes soient à l’équilibre par période de 5 ans. Ce n’est que si les syndicats et le patronat ne parviennent pas à se mettre d’accord sur la manière de résorber le déficit que la mesure décidée par le gouvernement s’appliquera. Seul problème: dès lors que la mesure convient au Medef, il n’est pas sûr que les syndicats puissent négocier grand-chose…

Baisse de la dépense de retraite ?

Politiquement, les raisons de ce maintien de l’âge pivot tiennent sans doute à des arbitrages internes au sein du gouvernement. Depuis des mois, Edouard Philippe et Jean-Paul Delevoye s’écharpent pour savoir s’il faut accompagner le big bang des retraites à points de mesures d’économies. Le Haut-commissaire redoute que cela plombe « sa » réforme, tandis que le Premier ministre est soucieux d’afficher un sérieux budgétaire et de réduire la part des dépenses publiques dans la richesse nationale, autre promesse d’Emmanuel Macron. Edouard Philippe  a peut-être aussi voulu couper l’herbe sous le pied de la droite qui s’apprêtait à critiquer son laxisme budgétaire. Lui-même militait pour un recul de l’âge légal de départ à la retraite à 65 ans en 2016 lorsqu’il soutenait la candidature d’Alain Juppé à la présidentielle.

Sur le plan budgétaire, la montée progressive de l’âge pivot de quatre mois par an dès 2022, souhaitée par le gouvernement, ne suffira toutefois pas à remettre totalement les comptes des retraites à l’équilibre à court terme. Un récent rapport du Conseil d’orientation des retraites (COR) a en effet effectué des simulations très précises des différents scénarios possibles pour  éponger un déficit estimé entre 8 et 17 milliards à l’horizon 2025. Or, en reprenant l’indicateur traditionnel du COR de mesure des déficits, il faudrait augmenter l’âge d’équilibre de 6,2 mois dès la génération des personnes nées en 1959 pour renflouer les caisses. Avec sa mesure, le gouvernement comblerait donc près des deux tiers du déficit, sans compter le coût des nouvelles mesures annoncées, telle la hausse du minimum retraite.

A plus long terme, le choix du gouvernement pourrait néanmoins conduire à une baisse sensible des dépenses de retraites. C’est en tout cas ce que relève l’économiste Antoine Bozio, inspirateur du régime à points, dans une tribune parue dans Le Monde. « L’âge pivot n’a pas été abandonné dans le nouveau système, il a été introduit dans le dispositif actuel, déplore-t-il. L’objectif est ainsi assumé de réduire la dépense de retraite. Si on ajoute que le report de la mise en place de la réforme permet de maintenir l’indexation sur les prix plus longtemps, il est peu probable que le nouveau système fonctionne à budget constant. Les craintes des opposants de la réforme sur la réduction des droits à la retraite sont donc validées. » Autrement dit, ce serait le reniement de la promesse gouvernementale de réaliser la réforme « à enveloppe constante ».

Déficit controversé

Le sujet est d’autant plus sensible que le calcul du déficit des retraites est lui-même controversé. Plusieurs économistes jugent que certaines conventions statistiques le gonflent artificiellement. A les entendre, le déficit prévu dans les années à venir n’a rien à voir avec un dérapage des dépenses, mais est lié au manque à gagner sur les cotisations qui découle de la rigueur salariale et des suppressions de postes dans la fonction publique. « Il est absurde de justifier la nécessité de mesures d’âge par la baisse du nombre de fonctionnaires », soulignent ainsi les économistes Antoine Bozio, Jean Pisani-Ferry, Philippe Aghion et Philippe Martin, tous trois artisans du programme Macron en 2017, dans une tribune publiée dans Le Monde. Un argument déjà avancé par la CFDT et repris par Jean-Paul Delevoye lui-même qui déclarait récemment qu’ »il n’y a pas un problème de ressources mais un problème de dépenses ».

Concernant l’ »âge pivot », les économistes sont aussi partagés. Pour Antoine Bozio, Jean Pisani-Ferry, Philippe Aghion et Philippe Martin, il est inutile d’introduire un âge pivot dans le futur régime à points. Dans le nouveau système, plus les Français travailleront, plus ils accumuleront de points et plus ils toucheront une pension élevée « de manière plus lisible que dans le système actuel », insistent-ils. Ce sera donc à chacun de faire ses calculs et de prendre sa retraite quand bon lui semblera à partir de 62 ans. Mais d’autres experts, tels Didier Blanchet (Insee) ou Patrick Aubert (Drees), alertent sur les écueils d’une trop grande liberté laissée aux assurés. « Dès lors qu’il n’y aura plus de référence à la durée de cotisation et donc plus d’âge du taux plein, pointe Didier Blanchet, le risque est que les actifs partent massivement à la retraite dès 62 ans, quitte à toucher de très faibles pensions. »

Dans une récente note, le Conseil d’orientation des retraites soulignait aussi ce danger. « Les enquêtes réalisées auprès des assurés montrent que l’une des motivations principales dans le choix de partir à la retraite est d’en profiter le plus longtemps possible, y compris pour les assurés ayant les plus faibles pensions, écrivait-il. Le passage à un système dans lequel la référence au taux plein n’existerait plus et où seul un âge minimal perdurerait pourrait conduire les assurés à liquider leurs droits plus précocement qu’à l’heure actuelle. » Face à ce risque psychologique, Antoine Bozio suggère d’informer chaque assuré de l’âge auquel il pourra partir avec une retraite équivalente à 75% de son dernier salaire, afin de créer une nouvelle norme individuelle. « Cela n’est pas faisable techniquement », balaie un conseiller ministériel. Le débat sur l’âge pivot n’est pas fini.

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