Une ex-UBS nommée à l’AMF: l’intrigant choix de Bercy

Le 20 décembre dernier, l’Autorité des marchés financiers (AMF) annonçait le renouvellement de six des douze membres de sa Commission des sanctions. Un organe stratégique qui a pour rôle d’instruire les dossiers sur les fraudes et manipulations du secteur financier et de prononcer des peines d’amendes ou sanctions disciplinaires. Or, parmi les personnes nommées par Pierre Moscovici se trouve Françoise Bonfante, … jusqu’ici responsable du contrôle des risques à la banque UBS France.

Un choix qui prête à polémique sachant qu’UBS France a été mise en examen, le 31 mai 2013, pour « complicité de démarchage illicite », soupçonnée d’avoir participé à un vaste système d’évasion fiscale organisé par sa maison-mère où des commerciaux helvètes passaient la frontière illégalement, tout au long des années 2000, pour venir convaincre de riches Français d’ouvrir des comptes non déclarés en Suisse.

UBS France a d’ailleurs été condamnée, le 26 juin 2013, par l’Autorité de contrôle prudentiel (ACP), qui surveille l’activité des banques, à une amende record de 10 millions d’euros, pour « laxisme » dans le contrôle de ses pratiques commerciales (la banque a fait appel). Selon l’ACP, UBS avait été informée de « graves soupçons » concernant la possible implication de son réseau commercial « dans la facilitation d’opérations susceptibles d’être qualifiées de démarchage illicite et de blanchiment de fraude fiscale » mais sa direction a « attendu plus de dix-huit mois avant d’entreprendre la mise en place des procédures d’encadrement et de contrôle nécessaires pour remédier à ce risque de non-conformité de son activité transfrontalière ».

Une cabale sans fondement répond son avocat

La chef des risques, chargée de veiller à ce qu’UBS France respecte les lois et normes de déontologie bancaires, paraissait donc en première ligne. Contactée, Bonfante a fait répondre par son avocat, Me Luc Brossollet, que sa cliente est victime d’une cabale sans fondement: « Madame Bonfante a suivi la procédure d’alerte interne à la banque dès qu’elle a eu connaissance d’agissements contraires à la déontologie. Personne n’a jamais eu quoi que ce soit à lui reprocher avant quelle soit nommée à la Commission des sanctions, et maintenant tout le monde s’agite. Nous poursuivrons en diffamation tous ceux qui salissent son honneur. »

De fait, la nomination de Bonfante, passée d’abord inaperçue pendant les vacances de Noël, a vite fait des vagues. Le sénateur communiste Éric Bocquet, rapporteur en 2012 de la Commission d’enquête sur l’évasion fiscale, a interpellé le ministre du Budget Bernard Cazeneuve à ce propos le 24 janvier: « Quels sont les critères qui ont présidé à la désignation de la représentante de la banque UBS au sein de la commission des sanctions de l’Autorité des marchés financiers? »

Le ministre, tombant manifestement des nues, n’a pas su répondre. Le 29 janvier, le frère du sénateur, le député communiste Alain Bocquet, a de nouveau apostrophé Cazeneuve à l’Assemblée: « Votre gouvernement installe, à la Commission des sanctions de l’AMF, Françoise Bonfante, un haut cadre d’UBS, cette banque suisse mise en examen par la justice française pour l’organisation illégale d’une fraude fiscale massive, c’est un comble! » s’est-il indigné. Le ministre est resté coi.

La ligne de défense de Pierre Moscovici

Le député socialiste Yann Galut, rapporteur de la récente loi sur la lutte contre la fraude fiscale, a également demandé des explications, par lettre, à Pierre Moscovici. Pour lui, « Madame Bonfante est évidemment présumée innocente mais le simple principe de précaution aurait du prévaloir. La choisir fait passer un mauvais signal politique et ce n’est pas comme s’il n’y avait pas sur la place d’autres profils de banquiers tout aussi compétents pour ce poste! »

Le cabinet de Pierre Moscovici, voyant la contestation monter, se trouve un peu gêné mais s’est construit une ligne de défense. Interrogé par Challenges, il commence par relativiser son rôle dans la procédure de sélection: ni le ministre ni son administration ne sont à l’initiative de cette candidature, explique-t-on. Certes.

Si, selon l’article L.621-2 du code monétaire et financier, le ministre de l’Economie nomme bien huit membres de la Commission des sanctions de l’AMF, en fait six sont des représentants des entreprises du secteur financier, désignés après consultation des organisations patronales (Medef, AFEP, et une dizaine d’associations de professionnels de la banque, de la finance et des marchés), et deux des représentants des salariés, désignés après consultation des organisations syndicales. En pratique, c’est le patronat et les syndicats qui suggèrent des noms.

Bonfante a débuté sa carrière l’AMF

En l’occurrence, le nom de Bonfante pour représenter les entreprises a été poussé par la puissante Association française des marchés financiers (AMAFI), qui regroupe les entreprises d’investissement, établissements de crédit et opérateurs de marché. « Sa candidature a été proposée par notre conseil car c’est une personne reconnue dans la profession depuis plusieurs années en matière de déontologie et de conformité, explique-t-on au sein de l’association. A notre connaissance, elle n’était pas impliquée dans des affaires litigieuses ».

Bonfante doit aussi probablement le soutien de l’AMAFI à ses liens avec son président, Philippe Tibi, un ami de quinze ans et son ex-chef puisqu’il a dirigé UBS France de 2008 à février 2012 ! L’ex-cadre dirigeante d’UBS n’a donc pas été sélectionnée par Bercy mais le ministère a bien validé ce choix, ou plus exactement la direction du Trésor où un haut fonctionnaire est chargé de trier les candidatures, de vérifier les profils et d’auditionner les candidats.

Pourquoi ce recruteur n’a-t-il pas tilté sur le risque politique de cette nomination potentiellement sulfureuse ? Au cabinet du ministre, on souligne que Madame Bonfante a un CV de haut niveau, dispose de toutes les compétences et surtout de l’expérience de la régulation. En effet, elle connaît très bien l’AMF : elle y a débuté sa carrière, en tant que salariée de son ancêtre, la COB, de 1991 à 1995, et, une fois passée dans le privé, n’a quasi jamais cessé de siéger, en tant que professionnelle, dans l’une ou l’autre des instances de l’institution.

Elle est exempte de tout soupçon

Surtout, l’argument massue du côté de chez Pierre Moscovici, c’est que son parcours chez UBS l’exempte de tout soupçon. En effet, officiellement, elle n’était chargée que de la conformité de l’activité de Banque d’investissement jusqu’en mai 2010. Ce n’est qu’après qu’elle a pris le poste de responsable des risques du groupe UBS en France (supervisant donc aussi l’activité de Banque privée incriminée), soit postérieurement aux faits visés par la justice, au moment où le nettoyage a commencé à se faire.

La banque le confirme: « Françoise Bonfante a été nommée en juin 2010 responsable de la filière des risques du groupe UBS en France »,  ajoutant qu’elle estime que « Madame Bonfante  a fait preuve d’un engagement remarquable et d’une grande rigueur professionnelle » lors de ses 18 années au sein d’UBS.

Ainsi, argue t-on au ministère, la question n’est même pas celle de la présomption d’innocence: « Françoise Bonfante n’a jamais été, à notre connaissance, mise en cause d’aucune manière ni par l’ACP ni par la justice. Dans le cadre de l’enquête de l’ACP, elle n’a fait que participer au titre de ses fonctions de responsable de la conformité, aux échanges requis par la défense de son établissement, et n’a pas été mise en cause à titre personnel. » 

D’ex-cadres d’UBS s’offusquent

L’avocat de Bonfante insiste : Bonfante n’a pas été entendue (à ce jour) par la justice « dont on sait qu’elle ne laisse rien passer ». Au vu des critiques réitérées des parlementaires, Pierre Moscovici s’est cependant fendu fin janvier d’une lettre à Gérard Rameix, président de l’AMF, pour lui demander son avis : la nomination de Bonfante serait-elle de nature à perturber le fonctionnement de son institution ? Réponse de Rameix par retour de courrier : selon lui, il n’y a pas lieu de remettre en cause la régularité de cette nomination qui ne perturberait le fonctionnement de l’AMF. Pour résumer : pas de souci. 

Ce n’est pas l’avis des « lanceurs d’alerte » d’UBS France, ces anciens employés de la banque, dénonciateurs de son système présumé d’évasion fiscale, à l’origine de l’instruction judiciaire menée par les juges du pôle financier de Paris Guillaume Daïeff et Serge Tournaire.

Ainsi, Stéphanie Gibaud, ex-responsable du marketing événementiel, en promotion pour son livre « La femme qui en savait vraiment trop », a déclaré sur Europe 1 le 6 février, interrogée sur cette nomination, y a vu l’illustration des « liens incestueux entre la banque et le plus haut niveau ».

Nicolas Forissier, ancien responsable de l’audit interne, l’un des premiers à avoir tiré la sonnette d’alarme sur les pratiques commerciales douteuses, est également scandalisé : « cette nomination fait passer un curieux message d’impunité! »  Et il affirme à Challenges, que, en fait, « Françoise Bonfante a commencé à superviser l’ensemble de la filière risques, activité de gestion de fortune inclus dès mi-2008 ». Même si elle n’était pas sa supérieure directe, il assure qu’il était en contact régulier avec elle, et que, « à sa demande », il la tenait au courant des dysfonctionnements qu’il avait relevés.

Elle savait tout du « système d’évasion fiscale »

Interrogée par Challenges, UBS France admet d’ailleurs que si le responsable de la conformité et des risques pour l’activité de banque privée de l’époque était François Vernet, jusqu’à son départ en 2010, « Françoise Bonfante a eu un rôle de coordination sur les risques auprès du responsable pays [le patron d’UBS France, Philippe Tibi, NDLR], sans responsabilité directe sur François Vernet, à partir du 1er octobre 2008. » 

« C’était sa boss officieuse » précise Forissier. Me Brossolet, lui, reconnaît seulement qu’elle avait à l’époque « un rôle de réflexion, très informel, sur l’identification des risques au sein du groupe ». Il va même plus loin en confirmant que Bonfante « savait tout des problèmes de double comptabilité occulte cachant un système d’évasion fiscale au sein des activités de gestion de fortune du groupe UBS en France, dès le 18 décembre 2008. » 

A cette date, Forissier, lors d’une réunion, lui a fait un débrief complet de tout ce qu’il avait recensé d’anormal. Et il lui a transmis, dès le lendemain, le rapport circonstancié qu’il faisait remonter au siège en Suisse en suivant une procédure dite de « whisthleblowing » (lancement d’alerte), permettant de dénoncer des problèmes tout en gardant son anonymat.

Un anonymat curieusement non respecté

« Mon rapport est parvenu sur le fax de son bureau personnel, j’en ai conservé l’accusé de réception, indique-t-il. Or, dès le lendemain, mon anonymat avait été trahi puisque j’ai été convoqué par le directeur de l’activité de gestion de fortune qui m’a reproché ma démarche. »

Par la suite, Forissier a vu débarquer en février 2009, des inspecteurs d’UBS Zurich qui concluront à la fausse alerte. « A partir de là, je n’ai plus eu la main pour poursuivre mes contrôles », proteste l’ex-auditeur interne. Il sera licencié fin 2009 pour « accusations calomnieuses », « sans que la déontologue Bonfante lève le petit doigt ».

En juin 2012, il a gagné aux prud’hommes, le juge estimant que c’est « à juste titre qu’il avait dénoncé le système frauduleux d’évasion fiscale ». UBS France a fait appel. En attendant, l’avocat de Bonfante tient à souligner que sa cliente « a suivi strictement la procédure de la banque. Elle a informé le service ad hoc au siège dès qu’elle a été saisie de soupçons. Les enquêteurs ont fait leur job et lui ont signifié qu’ils n’avaient trouvé aucune preuve des malversations supposées. Qu’aurait-elle pu faire de plus? » En tout cas, Pierre Moscovici, lui, se serait épargné une bourde politique s’il avait choisi quelqu’un d’autre.

 


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