Air liquide : un souffle bienvenu

C’est vrai, la bourse n’a pas aimé – et elle a sans doute ses raisons : le prix offert par L’Air Liquide (13,5 milliards de dollars) pour mettre la main sur son concurrent Airgas est élevé, le rendement des capitaux employés du groupe français va diminuer et une augmentation de capital lui sera nécessaire pour financer l’opération. Il n’empêche : il est bien agréable de voir enfin de nouveau un grand groupe français à la manœuvre ! Et encore plus de le voir, par une acquisition importante, se hisser au rang de numéro un mondial de son secteur. Voilà bien longtemps que l’on n’avait rien vu de tel.

Hier, les opérations de ce type étaient certes légion ! Je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître… Lafarge avalant Redland, Schneider jetant son dévolu sur Square D, Elf dévorant Texas Gulf, Rhône-Poulenc mettant la main sur Rorer, Michelin reprenant Goodrich, Vivendi gobant Universal : les années 1985 à 2000 ont été très riches en acquisitions de groupes américains par des concurrents français. Mais le flot s’est aujourd’hui tari. Depuis le rachat de Genzyme par Sanofi il y a tout de même… cinq ans, qui mettait lui-même un terme à quatre ans de traversée du désert (puisque le précédent mega-deal était l’absorption de Lucent par Alcatel en 2006), rien – ou presque. Le phénomène est d’autant plus frappant que, symétriquement, d’Alstom à Alcatel en passant par Pechiney, les grands groupes français sont, ces dernières années, passés en rangs serrés sous contrôle étranger, très souvent américain. Pourquoi ?

Des perspectives de reprises pour les entreprises françaises

La première explication n’a rien d’alarmant : l’essentiel des grandes opérations de rachat internationales – et la France, ici, ne fait pas exception – se font, depuis une dizaine d’années, entre pays développés et émergents. Les entreprises de l’ « Ouest » (Europe comme Amérique du Nord) investissent par priorité en Inde, en Chine, au Brésil, en Asie du Sud-Est – là où, mondialisation aidant, les perspectives de développement sont les plus robustes.

Mais il y a une autre raison à l’inversion des flux – et celle-ci est plus préoccupante ! Nos grands groupes n’ont souvent plus les moyens de leurs ambitions passées. Sept ans d’anémie économique et de faiblesse boursière sont passés par là : ils valent beaucoup moins cher qu’avant relativement à leurs pairs américains. Du coup, la conquête de l’Amérique exigerait souvent qu’ils achètent plus gros qu’eux, en tout cas plus « cher » qu’eux en valeur boursière, ce qui est assez dissuasif au regard de la valeur de leur titre. Ajoutons que la pression fiscale est telle, en Europe, que la constitution de trésors de guerre permettant de passer à l’attaque est beaucoup plus difficile qu’avant, et que la baisse de l’euro, bienvenue à bien des égards, ne facilite en revanche pas les choses sur ce terrain. Symétriquement, les groupes américains, riches en cash, payant en dollar réévalué, bénéficiant d’une fiscalité moins punitive et, grâce aux gaz de schiste, d’un coût de l’énergie en très nette baisse, sont très manoeuvrants et très gourmands.

Air Liquide sera-t-il alors durablement une exception ? C’est probable. Mais les taux très bas que nous connaissons aujourd’hui (et qui resteront sans doute bas plus longtemps chez nous qu’aux Etats-Unis) et la perspective d’une éventuelle amélioration de l’économie européenne peuvent, en quelques années, permettre aux entreprises françaises de reprendre le sentier de la guerre. A condition, bien sûr, qu’elles ne soient pas, d’ici là, passées sous contrôle étranger…

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