Analyse et Stratégie : La « Bourse magique », celle qui atteint des records pendant la plus grosse récession depuis un siècle

C’est quand même gonflé, difficile à avaler pour l’homme de la rue. En pleine récession, la plus grave depuis la Grande Dépression de 1929, la Bourse de New York se paye le luxe d’enregistrer des records alors que le taux de chômage aux Etats-Unis dépasse toujours allègrement les 10%. « L’économie va rebondir », « le pire est derrière nous », « c’est maintenant qu’il faut acheter », expliquent, comme de juste, les milieux d’affaires. L’investissement en Bourse, c’est un pari sur l’avenir, un acte de foi. Si le Bureau des statistiques du travail a vu juste, la première économie mondiale a recréé 2,5 millions d’emplois en mai grâce à la réouverture de l’économie. « Si ces chiffres sont confirmés, cela voudrait dire que le pire est passé, ce qui serait positif pour le consommateur, la consommation et la croissance économique », s’est réjoui le stratégiste Sameer Samana de Wells Fargo Investment Institute. Un optimisme un tantinet hors de propos. En avril, les Etats-Unis avaient détruit plus de 20 millions d’emplois.

La semaine dernière, le président de la Fed a douché les espoirs de ceux qui croyaient plus que jamais à une reprise en « V ». Jerome Powell a prévenu que « cela pourrait prendre quelques années avant que ces personnes retrouvent un emploi. » Beaucoup de ceux qui sont au chômage actuellement le resteront « quelques temps », ils pourraient être « des millions » dans ce cas-là. Ces déclarations ont été faites mercredi soir, lors de la conférence de presse qui a suivi la réunion du comité de politique monétaire de la Fed. Vu la faiblesse de l’économie, les banquiers centraux trouvent préférable de ne pas relever les taux d’intérêt avant 2023. La Réserve fédérale va continuer ses injections de liquidités « au moins au même rythme qu’actuellement », à savoir 120 milliards de dollars par mois via des achats d’actifs (80 milliards de bons du Trésor et 40 milliards de titres adossés à des créances hypothécaires), « jusqu’à ce l’économie soit solidement sur la voie de la reprise », a justifié Jerome Powell. Pour l’argentier en chef, l’activité aux Etats-Unis ne reprendra véritablement que quand les Américains se sentiront en sécurité.

« La liquidité a été le moteur de 90% du rally »

A ce holà, la Bourse de New York a diversement réagi. Le jour même, l’indice Nasdaq Composite des valeurs technologiques clôturait pour la première fois de son histoire au-dessus des 10.000 points. En revanche, le discours de Jerome Powell a jeté un léger froid sur l’indice S&P 500, le plus représentatif de l’économie américaine sur lequel sont cotés – outre Amazon, Facebook, Microsoft ou Netflix – des banques, des constructeurs automobiles, des grands noms du commerce de détail ou des compagnies aériennes. Quelques jours plus tôt, sans aller jusqu’à retrouver ses sommets de février, le S&P 500 était redevenu gagnant depuis le début de l’année avec une poussée, le lundi 8 juin, à 3.233,13 points (+47% depuis le point bas de mars). Il n’était alors qu’à 5% de son record du 19 février. A l’allure où il allait, un nouveau plus haut avant la fin du mois n’était qu’une formalité. Mais tout n’est pas perdu, rassure la banque Barclays. « Les liquidités abondantes devraient continuer à servir de soutien aux actions, à maintenir les valorisations à un niveau élevé et à alimenter l’esprit ‘Tina’. »

Qu’est-ce que l’effet « Tina » ? « Tina » est un acronyme. « There Is No Alternative ». Ce qui en français veut dire : il n’y a pas d’alternative. Les banques, les hedge funds, les gérants d’actifs ont besoin de gagner de l’argent pour vivre. Tous sont à la recherche de rendement. Or, qu’y a-t-il de plus cher que les actions ? Les obligations. Quand les banques centrales achètent les obligations aux banques pour leur permettre de libérer des liquidités pour prêter aux ménages, aux entreprises, elles font monter le prix de ces obligations et baisser les taux d’intérêt qui leur sont associés. Les obligations à dix ans des Etats-Unis n’offrent actuellement qu’un rendement de 0,6% alors que le rendement du S&P 500 est de 2% (les entreprises continuent à verser des dividendes). Les bons du Trésor à dix ans de l’Allemagne offrent des rendements négatifs (-0,45%). Les obligations de qualité, émises par des Etats et des entreprises solvables, ne rapportent plus rien. Il faut donc se tourner vers les actions et la dette de mauvaise qualité (dite « high yield ») pour trouver du rendement.

Pour les stratégistes de Bank of America Merrill Lynch, le S&P 500 a été le « bénéficiaire ultime » des liquidités injectées pendant la crise. Que la Fed « manipule » les marchés financiers n’a rien de nouveau, rappelle Anice Lajnef, ancien responsable de trading sur dérivés chez Société Générale, Nomura et Barclays, « cela fait des années que ça dure, depuis la crise financière de 2008. L’argent que les banques centrales injectent dans le système financier reste dans le système financier. » Le prix des obligations monte, leur rendement baisse, les actions enchaînent les records. « Avant, au 19e siècle, la réserve de valeur c’était l’or, maintenant c’est la Bourse. » Rien que sur la fin d’année dernière, entre octobre et décembre, quand la Fed a recommencé à acheter des bons du Trésor américain pour calmer les tensions sur le marché interbancaire, Deutsche Bank a calculé qu’une augmentation de 1% du bilan de la banque centrale avait entraîné une hausse de 0,9% du S&P 500. En gros, les injections de liquidités avaient alors compté pour 55% de la hausse de presque 10% en trois mois. C’était énorme, c’est devenu vertigineux avec la crise.

Depuis la fin mars, « la liquidité a été le moteur de 90% du rally », chiffre-t-on chez Bank of America Merrill Lynch dans un rapport publié le 8 juin. « On n’est plus dans une économie de marché », grogne Patrick Artus, chef économiste chez Natixis. Les banques centrales sont « une assurance gratuite » contre un repli durable des marchés et cela d’autant plus qu’elles achètent une gamme d’actifs de plus en plus étendue. C’est surtout vrai pour la Fed aux États-Unis qui, depuis peu, achète de la dette d’« anges déchus », ces entreprises qui, comme Ford ou Macy’s, à cause de la crise, ont maintenant un gros risque de faire défaut. Bientôt, ce sera des actions qu’elle achètera, les milieux d’affaires en sont persuadés. Les banques centrales suisse et japonaise le font déjà. Après dix ans de pratique, la Banque du Japon est devenue le premier actionnaire de la Bourse de Tokyo, devant Government Pension Investment Fund, le plus gros fonds de pension au monde, qui gère les retraites des salariés japonais.

Les FANG, cette « ressource rare »

« Le jour où ça s’arrête, tout s’effondre », martèle Anice Lajnef. D’ici là « tant qu’il y a de la musique, il faut se lever et danser », recommandait Charles Prince, l’ancien patron de Citigroup, en pleine bulle des « subprimes ». « C’est un monde d’aléa de moralité qui vient, un monde d’administration des prix, avertit Patrick Artus. Quand le virus sera sous contrôle, la prise de risque augmentera considérablement » en Bourse. Pour le moment, constate Alexandre Baradez, analyste de marché chez le courtier IG France, les banques centrales « pilotent les marchés dans un espèce de range entre les plus hauts de février et les plus bas de mars, laissant des soupapes de sécurité se former, avec quelques gros trous d’air comme la semaine dernière », au cours desquelles ce sont les entreprises les plus à risque qui boivent le bouillon. D’où la prudence des professionnels dans le choix des actions qu’ils achètent.

« L’accroissement du bilan de la Fed et l’augmentation du poids des FANG dans le S&P 500 suivent le même rythme. »

« L’accroissement du bilan de la Fed et l’augmentation du poids des FANG dans le S&P 500 suivent le même rythme. »

« L’accroissement du bilan de la Fed et l’augmentation du poids des FANG dans le S&P 500 suivent le même rythme. »

« L’ascension fulgurante du S&P 500 [du 23 mars à la fin de la première semaine de juin] a été tirée par la progression des actions des FANG [Facebook, Amazon, Netflix et Google] et [plus globalement] de la Tech. […] L’accroissement du bilan de la Fed et l’augmentation du poids des FANG dans le S&P 500 suivent le même rythme », constatent les stratégistes de Bank of America Merrill Lynch pour qui, si le rally s’expliquait par la reprise économique, les investisseurs se seraient précipités sur les actions des entreprises les plus sensibles à la croissance. Au lieu de cela, ils se sont rués sur une « ressource rare » : les actions des entreprises qui, récession ou pas, voient leur chiffre d’affaires augmenter. En plus des FANG, ils ont acheté du Microsoft (propriétaire de Skype, très utile en temps de confinement), du Zoom ou encore du Nvidia (cartes graphiques hautes performances pour les gamers et jeux vidéo en streaming), si bien que ces entreprises ont atteint des valorisations astronomiques en Bourse. Ensemble, Facebook, Amazon, Netflix, Google, Microsoft, Apple et Nvidia – les FANGMAN – valent 6.250 milliards de dollars, soit presque trois fois la valeur de toute la Bourse de Paris (sur laquelle sont cotées un peu plus de 1.000 entreprises) et plus que les PIB de la France et de l’Allemagne réunis.

« Rally poubelle »

Il y a bien eu, sur les dernières semaines du rally, un engouement pour les actions des entreprises les plus à risque, très dépendantes de la bonne santé de l’économie, massacrées pendant la crise, mais ce n’était, selon Barclays, que des « achats tactiques », opportunistes, pas forcément appelés à durer, sauf si l’économie donnait plus de signes de reprise. A la mi-mai, JPMorgan conseillait une « rotation tactique » vers ces valeurs pour jouer un rebond de quatre à six semaines, « fort » mais passager. Avec la levée progressive du confinement aux Etats-Unis et en Europe, les actions de ces entreprises – des constructeurs automobiles, des sociétés pétrolières ou des compagnies aériennes – ont été extirpées de leurs tréfonds ; elles apparaissaient soudain moins risquées puisque qu’elles pouvaient à nouveau générer du chiffre d’affaires sans être, toutefois, complètement tirées d’affaires. On a alors assisté à ce que le stratégiste Emmanuel Cau de Barclays appelle un « rally poubelle », alimenté par une certaine catégorie d’investisseurs particuliers : les débutants et les Millenials. Eux ont acheté des pleines louchées d’actions d’entreprises en quasi-banqueroute (Hertz, JC Penney, Whiting Petroleum, Chesapeake Energy), placées sous la protection du chapitre 11 de la loi américaine sur les faillites, et des « penny stocks » (Tops Ships, Genius Brands, Hexo), d’après les données du courtier Robinhood. Des achats qui ont été en partie financés par les chèques de relance du gouvernement américain. De l’argent qui devait normalement servir à payer les factures pendant le confinement.

En mai, la société Envestnet Yodlee, spécialisée dans l’étude de données, a révélé que parmi les bénéficiaires du chèque du gouvernement, beaucoup de ceux gagnant au moins 35.000 dollars par an avaient utilisé une partie de l’argent pour spéculer en Bourse. « Les personnes qui gagnent entre 35.000 et 75.000 dollars par an ont, après réception du chèque, négocié presque deux fois plus d’actions (+90%) que la semaine précédente. » L’augmentation a été de 82% chez celles gagnant entre 100.000 et 150.000 dollars, et de 50% chez celles rémunérées plus de 150.000 dollars par an. « Pourquoi le S&P 500 est à 3.000 points ? », question rhétorique de Bank of America Merrill Lynch. C’est ce qui arrive quand « un maximum de dépenses publiques rencontre un maximum de liquidités. »


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