Analyse et Stratégie : Neutralité carbone : un impératif stratégique pour de nombreuses entreprises, un risque pour d'autres

Plus aucune entreprise ne souhaite être classée dans le groupe des mauvais élèves du réchauffement climatique. Et la tension est montée d’un cran pendant l’année 2020. Y compris en France, où, selon le décompte d’EcoAct, 43% des entreprises du Cac 40 sont désormais engagées dans un objectif de neutralité carbone, deux fois plus qu’un an auparavant.

La première phase de la crise de la Covid est passée par là. Pendant le confinement de près de 4 milliards d’habitants de la planète, au printemps dernier, les émissions de CO2 ont, certes, baissé, mais de seulement 17 %, rejoignant le niveau de 2006, ce qui signifie que, même en paralysant l’activité à grande échelle, la machine économique mondiale reste très fortement émettrice de gaz à effet de serre.

Pour expliquer la fièvre qui semble s’être emparée des entreprises pour communiquer sur leur stratégie climatique, il faut aussi prendre en compte la perspective du retour des Etats-Unis dans l’accord de Paris, dont la cible est la neutralité carbone globale à l’horizon 2050. D’un coup, l’objectif d’une économie capable d’ajuster ses émissions aux capacités des « puits » naturels ou artificiels de carbone – océans et forêts d’un côté, technologies de séquestration du CO2 de l’autre – devient plus crédible.

Questions existentielles

Dans des secteurs comme les transports, l’industrie, le bâtiment, d’où se sont échappés les deux tiers des 440 millions de tonnes d’équivalent CO2 émises en France en 2019, le sujet prend tout de suite un tour existentiel : ces entreprises auront-elles la capacité de s’insérer dans ce monde-là, avec entre-temps, sans doute, des politiques climatiques beaucoup plus contraignantes qu’actuellement ? Pour tenter de répondre à la question, les initiatives individuelles se multiplient, de plus en plus guidées par des contraintes légales. « Les stratégies carbone sont basées sur des approches volontaires d’entreprises voulant servir des objectifs tels que la transition énergétique mais aussi la protection de leur réputation ou encore la préservation de leurs parts de marché, commente Amanda Lebic, analyste spécialiste de l’évaluation du risque climatique chez Vigeo Eiris. Certaines réglementations de reporting, comme l’article 173 en France, préparent les entreprises à élaborer des mesures d’adaptation plus performantes, car, une fois que les émissions sont mesurées et déclarées, elles peuvent être gérées et, éventuellement, réduites. »

Différentes forces s’activent pour convaincre les entreprises d’avancer dans cette direction. En interne, la stratégie carbone est devenue un enjeu d’attractivité auprès des salariés, présents ou futurs. C’est un domaine où se joue désormais la capacité de l’entreprise à fidéliser ses troupes et à attirer à elle les meilleurs éléments.

Pression extérieure

A l’extérieur, ce sont les acteurs financiers qui se font plus pressants, prêts au désinvestissement, comme la BEI (Banque européenne d’investissement) le pratique avec le charbon, en tout cas beaucoup plus attentifs au risque carbone, devenu un critère de valorisation ou d’exclusion des portefeuilles d’investissement. « On sent une véritable montée en puissance de ces deux parties prenantes, les investisseurs et les salariés, sur cet aspect », confirme Emmanuel Normant, directeur du développement durable, de Saint-Gobain. Un troisième moteur, celui de la demande, ne fait pour l’instant que ronronner mais pourrait prendre une place prépondérante à l’avenir. Dans la grande consommation, les changements de pied du consommateur n’ont pas fini de surprendre, comme le montre le mouvement végan, à la fois réduit en nombre mais puissant en termes d’influence.

Neutralité carbone : un impératif stratégique pour de nombreuses entreprises, un risque pour d'autres

Neutralité carbone : un impératif stratégique pour de nombreuses entreprises, un risque pour d'autres

Neutralité carbone : un impératif stratégique pour de nombreuses entreprises, un risque pour d’autres

En BtoB, les situations sont contrastées d’un secteur à l’autre. « Des forces à la manoeuvre, le marché est peut-être celui qui prend le plus son temps, commente Magali Anderson, chief sustainability officer et membre du comex de LafargeHolcim. Pour l’heure, nous ne parvenons pas à vendre nos produits bas carbone, beaucoup plus chers que le reste de notre gamme, mais nous tenons à notre position de précurseur. » Autre son de cloche chez le producteur de câbles Nexans : « En face de clients comme Iberdrola, Enedis, RTE ou Ørsted, leader de l’éolien offshore, l’une des premières questions qui nous sont posées concerne notre neutralité carbone », constate Christopher Guérin, directeur général du groupe.

Accélération

L’idée est que, au fur et à mesure de la diffusion dans l’économie de la pression en faveur de la baisse des émissions de gaz à effet de serre, la demande va devenir la force principale d’incitation au changement, et la stratégie carbone sera alors un avantage concurrentiel.

La multiplication récente des déclarations d’intentions s’explique, enfin, par la prise de conscience que tout peut aller très vite. « Comme l’a montré la rapidité de la baisse du prix des énergies renouvelables, réduit des deux tiers dans l’éolien, par exemple, le système énergétique se transforme à une vitesse impressionnante », remarque Nicolas Berghmans, chercheur au sein de l’équipe climat de l’Iddri, think tank sur le développement durable.

Situations contrastées

« De même, il y a encore quatre ans, on imaginait qu’il faudrait attendre 2030 pour voir se constituer un parc de véhicules électriques ou hybrides de plusieurs millions d’unités en Europe, or le cap des 2 millions a été franchi en 2020 », poursuit l’analyste.

Face à cet horizon de transformations, toutes les entreprises ne sont pas logées à la même enseigne. Pour certaines, que nous avons désignées comme des « meneurs de jeu », la perspective d’une économie globalement neutre en gaz à effet de serre se présente comme un champ d’opportunités, parce que leurs produits peuvent contribuer à cet objectif. Ces entreprises ont la faveur des investisseurs.

D’autres acteurs, émetteurs de CO2 par définition, comme le secteur pétrolier, se retrouvent dans la situation exactement inverse, confrontés avant tout à un risque, et donc dans une position défensive pour évaluer ce qui peut être sauvé et ce qui doit être radicalement transformé dans leur modèle d’entreprise. Entre les deux, le secteur financier, et peut-être la grande distribution, sans être directement concernés par les émissions, disposent de capacités d’orientation de l’économie dont ils seront de plus en plus tenus comptables. Enfin, il reste le groupe des entreprises pour lesquelles le thème du climat est d’abord un enjeu d’amélioration de leur image.

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