Chine: les deux ex espions de la DGSE devant la justice

C’est un procès des plus secrets qui va s’ouvrir à Paris ce lundi 6 juillet au sein de la Cour d’assises spécialisée en matière militaire, lointaine émanation de la vieille Cour de sûreté de l’État. Composée de sept magistrats professionnels habilités secret-défense, celle-ci va auditionner une douzaine de témoins et juger – très probablement à huis-clos, comme le souhaite le Parquet, deux prévenus pas tout à fait comme les autres. Anciens agents de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), Henri M. et Pierre-Marie H., sont soupçonnés de trahison au profit de la Chine. Comme l’avait révélé l’émission « Quotidien » en mai 2018, les deux hommes ont été mis en examen pour plusieurs motifs dont celui de « livraison à une puissance étrangère d’informations portant atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation ». Fin 2019, le juge d’instruction antiterroriste Jean-Marc Herbaut avait ensuite maintenu ce grief principal en procédant aux ordonnances de mise en accusation. Par ailleurs, l’épouse de Pierre-Marie H. est également renvoyée pour « recel des crimes et délits de trahison ».

Qui sont les principaux personnages de cette affaire des plus opaques ? Henri M., 74 ans, est celui qui a eu le plus de responsabilités au sein de « la Piscine » (un des surnoms de la DGSE). Nommé chef de poste à Pékin en 1997, il entretient durant plusieurs semaines une relation avec une interprète chinoise de l’ambassade française, soupçonnée de collaborer avec le Ministère de la sécurité de l’État (MSE) ou Guoanbu, le plus puissant service de renseignement chinois. Cet épisode a notamment été révélé par le journaliste Franck Renaud dans le livre Les diplomates paru en 2010 (Nouveau Monde). Une liaison qui passe mal pour celui qui supervise alors les opérations de la DGSE en Chine. « L’ambassadeur à Pékin, Pierre Morel, était très remonté et a immédiatement prévenu Paris », se souvient un ancien diplomate français. Résultat : début 1998, Henri M. fait ses valises et rentre à Paris. Contacté par Challenges, un ancien de la DGSE garde un goût amer de cet épisode. « Le service avait besoin de nommer rapidement quelqu’un à Pékin en 1997 et probablement que les choses sont allées trop vite, dit-il. Henri M. n’avait pas envie d’y aller. Et puis il est parti sans sa femme ». Ceux qui l’ont côtoyé à l’ambassade font également état de la grande solitude que ressent l’espion dans la capitale chinoise. « Il était isolé, vulnérable, ce qui n’excuse en rien son comportement », juge l’un d’eux.

Rencontres secrètes à Hainan

Entré dans l’armée comme officier du train (« trainglot » selon le jargon militaire), Henri M. a le grade de capitaine lorsqu’il intègre la DGSE. Il grimpe alors rapidement dans la hiérarchie et devient responsable du contre-espionnage de « la Boîte » après avoir été en poste en Afrique francophone. « C’était un bon professionnel, je n’ai pas compris qu’il se soit montré si imprudent », poursuit le même ex espion déjà cité. Après son retour en France, le chef de poste volage est mis au placard, puis quitte le service. Il repart alors en Chine où il se marie en 2004 avec la même interprète. Le couple s’installe sur l’île de Hainan (Sud de la Chine) et ouvre un restaurant. Mais selon nos informations, les ponts sont alors loin d’être coupés entre l’ex espion et son ancienne maison. De sources concordantes, en 2005 et 2006, le chef de poste de la DGSE dans le pays rencontre à plusieurs reprises Henri M. à Haikou, capitale de l’île de Hainan. De quoi parlent-ils ? « Henri était agacé de ne pas toucher de pension et l’a fait savoir », raconte un de ses proches. Reste que ces entrevues alimentent les spéculations. Certains tentent l’hypothèse qu’Henri M. ait pu être un agent double piloté par la DGSE. « Possible mais peu probable », observe l’ancien de la « Boîte » déjà cité. Mystère.

Henri M. risque aujourd’hui une peine de quinze ans de prison. Que lui reproche-ton ? « Le ministère (des Armées) est persuadé qu’il a livré au MSE des informations sur l’organisation de la DGSE en Chine », répond une source ministérielle. « La judiciarisation de ce cas peut s’expliquer par une tentative de double jeu visant à intoxiquer les Chinois qui aurait mal tourné, indique Franck Renaud. Si l’on en croit les demandes de déclassification des notes de la DGSE émises par les juges qui ont instruit le dossier, c’est à partir de juillet 2016 que le service s’est intéressé à ses deux ex agents ». Contactés, ni l’avocate d’Henri M., ni le cabinet de la ministre des Armées, Florence Parly, ni Jean-Marc Herbaut, n’ont souhaité faire de commentaires.

Des « gardes à vue occultes » ?

L’autre ancien agent renvoyé devant la Cour d’assises spéciale est Pierre-Marie H., 68 ans. Passé aussi par le contre-espionnage, ce fervent catholique originaire de Versailles a eu un parcours plus modeste. « Il n’a jamais été en poste à l’étranger et a fini totalement ‘placardisé' », précise le même ancien de la DGSE déjà cité. La direction de « la Piscine » l’a en effet envoyé en détachement occuper un poste administratif à Dijon au milieu des années 2000. Sans affectation précise, il a ensuite créé avec son épouse une société de conseil en 2016, quelques mois avant son départ à la retraite. Selon Valeurs actuelles, Pierre-Marie H., aurait été arrêté mi-décembre 2017, « au cours d’un banal contrôle des douanes à l’aéroport de Zurich avec une valise contenant plus de 25.000 euros en liquide ». L’hebdomadaire affirme également que l’ancien agent collaborait avec les services chinois et qu’il retrouvait plusieurs fois par an son officier traitant à l’île Maurice. Là encore, ni le ministère des Armées ni l’avocat de l’ex espion n’ont souhaité répondre à nos questions.

Pierre-Marie H. a comme Henri M., contesté ces derniers mois certains actes de procédure, comme l’a déjà écrit le site spécialisé Intelligence Online. Leurs conseils ont notamment considéré que l’enquête interne menée par la DGSE avant que celle-ci ne saisisse le Parquet de Paris a été « coercitive ». Ces derniers ont notamment dénoncé des « gardes à vue occultes », l’utilisation de détecteurs de mensonges ou le recours à des écoutes téléphoniques. Plusieurs demandes en nullité ont ainsi été faites auprès de la chambre de l’instruction et un pourvoi en cassation a été formé. 

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