Comment Alain Juppé s’est « tiré une balle »… en faisant du Nicolas Sarkozy

Pour Nicolas Sarkozy, Alain Juppé « s’est tiré une balle, non pas dans le pied, mais dans la tête », en appelant à « faire barrage au FN en votant dans le Doubs pour le candidat socialiste ». C’est peu dire qu’il a été plus qu’agacé, exaspéré par cette prise de position frondeuse contraire à ce dont ils avaient convenu ensemble puisque il avait été prévu d’attendre jusqu’au bureau politique de mardi soir afin d’arrêter une position commune. Or, c’est simple le maire de Bordeaux a décidé de faire du « Sarko » ! Autrement dit, voyant que chacun commençait à faire connaître son « choix personnel », il a décidé d’avancer publiquement le sien ce qui lui garantissait un maximum d’impact, un « coup de com » et de culot comme les adorait autrefois l’ancien ministre de l’Intérieur, quand il débordait Jacques Chirac chef de l’Etat par la droite ou par la gauche !

On comprend que le président de l’UMP ait détesté se faire posséder à sa manière. Surtout que lui, l’homme réputé vif et plus rapide que l’éclair, paraissait statique et dépassé ; élu pour ramener l’ordre  il présidait au désordre généralisé. Une catastrophe. Sauf que ce serait courte vue que d’envisager les choses sous cet angle : « l’homme qui s’est tué dans cette séquence, a-t-il expliqué à ses proches, c’est Juppé ! ».

Une menace d’explosion

« Ses prises de position intempestives, après d’autres, ont menacé l’UMP d’explosion », a accusé Nicolas Sarkozy devant le groupe parlementaire UMP. Accusation piquante mais qu’il n’a pas reprise dans le huis clos du bureau politique où il s’est même montré accommodant envers le maire de Bordeaux, puisqu’il savait qu’il serait battu lors de la motion finale, ce qui s’est produit. Le texte de l’UMP en effet reprend, contre la motion Juppé qu’il avait amodiée,  le choix… qu’il avait édicté avec Jean François Copé et Patrick Buisson en 2011. Ainsi s’est-il donné les gants blancs en paraissant soutenir son rival, tout en montrant bien que ce dernier était minoritaire ! Joli numéro de politicaillerie interne, puisqu’il se pensait ainsi gagnant dans tous les cas…

Nombre de ses proches en privé allaient beaucoup plus loin, flinguant allègrement « la démarche folle et suicidaire du postulant à la présidentielle ». Pour preuve de ce suicide juppéiste, ils brandissaient l’enquête d’opinion réalisée par l’IFOP pour le Figaro qui révèle que 67% des sympathisants de l’UMP adhèrent au « NiNi »» (Ni FN, ni PS), et 19% seulement d’entre eux souhaitent que ce parti appelle à voter pour le candidat du PS ! Autrement dit, Juppé est ultra-minoritaire chez ces électeurs qui vont voter pour les primaires de la droite. « Chez nous, Alain va dévisser les côtes de popularité dans les semaines à venir, il ne montait que parce qu’il ne disait rien ». Certains l’expédiaient carrément non pas ad patres mais au PS, ce qui était pire, tel Patrick Balkany sarkozyste auto-promu expert es-bonnes manières politiques qui fulminait : « que Monsieur Juppé aille faire les primaires du PS! ». 

Des chances proches de zéro à l’UMP

 Car ses chances à l’UMP seraient proches de zéro. Pour autre preuve, toutes ces autres enquêtes qui montrent qu’une majorité des sympathisants sont même favorables à des alliances locales avec ce FN, parti qu’Alain Juppé décrit pourtant justement comme « le principal adversaire politique (…) dont  l’arrivée aux responsabilités nationales constituerait une catastrophe pour notre pays ».  Une condamnation virulente qu’il poursuit dans des termes qu’on trouve rarement chez les dirigeants du mouvement sarkozyste beaucoup plus précautionneux : « l’image de la France serait abîmée dans le monde, car le FN est aux antipodes de nos valeurs politiques et morales. A l’UMP, en général on ne critique le parti lepéniste que sur sa « politique économique qui nous conduirait au désastre ». On évite l’attaque sur le fond avec l’idée pourtant battue en brèche en 2012 de récupérer cet électorat frontiste égaré. Sauf que c’est l’électorat droitier qui s’égare vers l’extrême droite, et « ne se reconnaît plus en Alain Juppé et son positionnement centriste ». Les sarkozystes prendraient-ils leurs souhaits assassins pour des réalités ? A la vérité, les juppéistes eux-mêmes en convenaient : « Alain a pris d’énormes risques, confiaient-ils. Mais en même temps, il a exprimé des convictions. C’est rare. Ca peut se révéler gagnant face à Sarkozy qui n’a cessé dans sa vie de faire la toupie hystérique… ».

Le piège du front républicain

Mais à girouette, girouette et demie : les sarkozystes eux-mêmes n’hésitaient pas à vous rappeler les prises de position « variables et contradictoires face au FN » de leur concurrent. Ainsi, en 1990, lorsqu’il était numéro 2 du RPR a-t-il mis en congé du parti Alain Carignon, alors maire de Grenoble, coupable d’avoir… appelé à voter pour un socialiste contre un lepéniste : « nous n’avons pas du tout l’intention de faire la courte échelle au PS », avait-il déclaré.  Plus tard, en 2013, il avait affirmé « préféré le vote blanc pour ne pas alimenter la propagande du FN  qui veut mettre l’UMP et le PS dans le même sac ». Tout récemment encore, lors des municipales de mars 2014, il avertissait « ne tombons pas dans le piège du front républicain tendu à la droite ».

Alors certes, le maire de Bordeaux écarte toujours l’idée même de front républicain mais lorsqu’il en appelle sur son blog « à faire barrage » à l’extrême droite et devoir en « son âme et conscience barrer la route à sa candidate en votant pour celui du FN s’était exclu de lui-même. Un positionnement central et diantrement efficace  pour… un second tour de présidentielle, mais aujourd’hui minoritaire pour des primaires d’avant premier tour.  « Je suis en harmonie avec moi-même, avec mes convictions », répète-t-il à ses proches. « C’est peut-être cela qu’on appelle la maturité et que les autres n’ont pas encore réussi à conquérir », ajoutent ces derniers. Il ne serait donc pas mort ? « On a déjà tant de fois prononcé mon éloge funèbre, sourit-il, que je dois être indestructible… ».


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