Comment Aldi va entrer dans les villes grâce au rachat de Leader Price

e dernier, les projecteurs se sont braqués sur ce Belge inconnu des Français: à cette date, le gérant du discounter Aldi en France a annoncé avoir mis la main sur une autre enseigne à bas prix, Leader Price. En signant un chèque de 717 millions d’euros au groupe Casino, il a d’un coup raflé 547 magasins et trois entrepôts. Et révélé au grand jour les ambitions dévorantes du groupe allemand en France: « Doubler le parc d’Aldi afin d’arriver à 1.900 magasins pour être à 15 minutes de chaque Français. »

Deux mois plus tard, nous grimpons dans sa BMW, direction Gentilly au sud de Paris, pour visualiser la stratégie. Ce 9 février, c’est la première fois que son adjoint Franck Johner et lui acceptent de s’adresser à un journaliste. A condition de n’apparaître sur aucune photo. En 1971, Theo Albrecht, qui a cofondé Aldi après la Seconde Guerre mondiale avec son frère Karl, a été pris en otage. Depuis, la discrétion obsède l’entreprise. Les deux inventeurs du discount sont décédés dans les années 2010 en laissant une fortune colossale et un empire surpuissant, divisé en deux: Aldi Nord (à laquelle appartient la France) et Aldi Sud.

Selon les estimations du cabinet Deloitte, Aldi est aujourd’hui le huitième distributeur mondial, avec quelque 8.000 points de vente et 82 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel. Et les héritiers Albrecht ne comptent pas s’arrêter là. S’ils ont nommé Philip Demeulemeester à la tête de la France en 2015, c’est pour secouer la filiale créée en 1988. Avec 872 points de vente, Aldi France était un Petit Poucet. Sa part de marché? Elle a longtemps stagné autour de 2,2%. Mais ce temps est révolu.

50 magasins à Paris et en proche banlieue

« Nous attaquons sur tous les fronts », prévient avec un fort accent flamand l’ingénieur de formation, à lunettes et costume noirs, entré chez Aldi en 1994. « Le rachat de Leader Price n’est que le début. » C’est à Gentilly que l’un des premiers magasins rachetés s’est mué en supermarché Aldi, mi-janvier. Une quarantaine d’autres auront changé de logo à la fin du mois, l’intégralité d’ici à octobre. « Nous ne voulons pas traîner », prévient Franck Johner. Aldi Gentilly, et ses 400 m2 de surface commerciale, illustre la prochaine bataille du discounter: conquérir le cœur des villes. Son cheval de Troie? Leader Price, bien sûr. L’enseigne du groupe Casino lui offre sur un plateau 50 magasins à Paris et en proche banlieue, où Monoprix et Franprix règnent en maîtres, et une quarantaine d’autres dans de grandes métropoles, ainsi qu’une présence renforcée dans le sud et l’ouest de la France. Mécaniquement, sa part de marché a bondi à 4%, encore loin cependant de Lidl, à 6,7%. « Mais les clientèles d’Aldi et Leader Price représentent ensemble 35% des Français, soit l’équivalent de Système U ou Auchan », salue Frédéric Valette, directeur du département retail à Kantar Worldpanel.

actu-actualités entreprises 686 ALDI. Chaine de supermarchés hard-discount. Supermarché de Gentilly qui est une transformation d'un ancien Lidl.

Pour séduire les citadins, Aldi débarque avec ses prix bas. Comment rentabiliser les loyers élevés de centre-ville? « Le chiffre d’affaires au mètre carré sera supérieur », rétorque Philip Demeulemeester. Une habitante de Gentilly s’en réjouit: « Je suis contente qu’un magasin, avec des prix abordables, concurrence Franprix qui est très cher. » Aldi a appliqué à Gentilly sa recette habituelle, en version miniature. Des marchandises présentées sur palettes pour réduire les frais de personnel. Un système d’encaissement simplifié pour accélérer les cadences. Des processus standar­disés, une logistique huilée. Et, surtout, un assortiment réduit de 1.500 références, composé à 90% de ses marques propres, achetées en très gros volumes au niveau européen. Même la rénovation du lieu a été réduite au strict minimum: changement d’enseigne, de mobilier, et réparation du matériel cassé.

« Désormais, il va falloir compter avec Aldi »

Depuis trois ans, toutefois, Aldi a légèrement adapté son concept austère aux attentes des clients. Les points de vente ont été agrandis de 800 à 1.000 m2. Le rayon fruits et légumes a doublé de taille et il trône à présent dès l’entrée. Les dirigeants se vantent aussi d’avoir 140 références bio, 78% de fournisseurs français, 100% de lait collecté en France. Le hic? Les consommateurs l’ignorent. Début 2020, un poste de directrice marketing a donc été créé et confié à Aurélie Taude, passée par Toys“R”Us. Dans la foulée, Aldi réalise sa première campagne télévisuelle. En un an, l’enseigne est devenue le cinquième plus gros investisseur publicitaire de la grande distribution. A la différence de Lidl, devenu partenaire des Journées du patrimoine et du Salon de l’agriculture, Aldi cible les millennials en sponsorisant depuis janvier les équipes d’e-sport Vitality et Solary, et la ligue française du célèbre jeu vidéo League of Legends.

« Désormais, il va falloir compter avec Aldi », résume Aurélie Taude. D’ailleurs, sa notoriété décolle comme sa cote d’amour. « En deux ans, elle a progressé de 4,3 points », souligne Frédéric Valette. « Et ses recettes ont grimpé de 11,5% l’année dernière. » En 2021, 60 recrues rejoindront les 275 collaborateurs du siège à Villepinte (93), Leader Price aura été digéré, et une trentaine de nouveaux magasins ouverts. Facture de cette reconquête: 1,7 milliard d’euros, selon la CGT.

La CGT craint une casse sociale

Sur les 547 magasins Leader Price rachetés, combien Aldi en gardera-t-il? C’est la question qui inquiète les syndicats. Le 10 décembre, la direction d’Aldi leur a annoncé que 31 seraient cédés, sur les 119 de l’entité Leader Price Exploitation. Le problème? Les syndicats n’ont aucune visibilité sur le reste du périmètre. « Ce sont d’anciens magasins franchisés, sans représentants du personnel », déplore un élu, qui prédit une casse sociale. Laurent Lemoult, délégué CGT Leader Price, estime, lui, que 150 magasins sont sur la sellette. « Evidemment, nous devrons fermer des magasins », reconnaît Philip Demeulemeester, sans donner de chiffres. « Il y a des doublons. C’est à nos 13 entités régionales de décider, en concertation avec les élus locaux. Mais nous nous engageons à garder le personnel. » Laurent Lemoult en doute: « A Troyes, où deux Leader Price ont fermé, il y a 18 salariés à placer dans 5 magasins. » Cela semble beaucoup pour un modèle basé sur l’optimisation des coûts de personnel.

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