Comment Google et la presse ont fini par s’entendre

L’accord est-il public? Que peut-on en dire?

Le contenu de l’accord n’est pas public, et je ne peux pas vous en dire plus que ce qui a déjà été communiqué aux médias. Je tiens néanmoins à insister sur le fait que le fond du dossier concernait la répartition de la valeur sur le Web, et notamment les conséquences financières de cette répartition, mais aussi les conséquences en terme de coopération entre les acteurs du Web. Il fallait organiser et réussir la rencontre entre deux mondes, l’un qui concerne la technologie (Google), l’autre qui concerne les contenus (la presse) et rappeler notamment que la presse apporte au Web trois atouts essentiels : la fréquence, la crédibilité, et la qualité de ses contenus.

A ce titre, je tiens donc à rappeler que l’accord comprend deux volets: d’une part, la création un fonds de 60 millions d’euros abondé par Google pour aider la presse à réussir sa transition vers le  numérique. D’autre part, un partenariat commercial, dont les médias se font peu l’écho, mais qui est très important car il vise à favoriser le développement à long terme de l’audience et des revenus publicitaires de la presse en ligne. C’est un accord par lequel Google va mettre à disposition de la presse ses différentes plates-formes technologiques, AdSense pour la publicité sur PC, AdMob pour la publicité sur mobile, etc… Ce volet est important car, d’une part, il est signé pour une période de trois à cinq ans, et, d’autre part, il est reconductible. L’accord qui vient d’être signé n’est donc pas un “one shot”, il s’agit d’un accord pouvant déboucher sur un partenariat de long terme. 

Comment avez-vous appris votre nomination en tant que médiateur?

Par deux coups de téléphone que j’ai reçus juste après la rencontre entre François Hollande et Eric Schmidt le 29 octobre, après laquelle  l’Elysée avait indiqué que si un accord n’était pas signé entre Google et les éditeurs de presse, le gouvernement pourrait demander au Parlement de légiférer sur la question. J’ai d’abord reçu un appel de David Kessler, conseiller médias auprès du Prédident de la République, puis un appel de Denis Berthomier, conseiller culture du Premier ministre Jean-Marc Ayrault, afin de définir les contours et les objectifs de la mission de médiation.

Pourquoi avez-vous été choisi?

Il faudrait poser la question à ceux qui ont proposé ma candidature… Mais sans doute, d’une part, parce que je connais assez bien les médias, pour avoir été directeur financier puis directeur général adjoint de France Télévisions en 2004 et 2005. Ensuite, je crois que mon nom a été accepté par les deux parties en présence, notamment par l’une des deux parties qui souhaitait que le médiateur ait l’expérience de négociations difficiles: et, de fait, je me suis occupé de la médiation entre La Poste et la presse, en 2008. Enfin, disons que ma double expérience public-privé a dû jouer: j’ai aussi été conseiller à la Cour des comptes, par exemple.

Avez-vous hésité à accepter?

Au début, oui. J’ai vraiment pesé le pour et le contre, car les positions des deux parties étaient on ne peut plus éloignées. Or lorsqu’on s’engage dans une  médiation, il est essentiel d’apprécier les chances de réussite de la mission : inutile de s’engager si l’on sait par avance qu’elle est vouée à l’échec. Ce qui a emporté ma décision, c’était le fait, d’une part, que ces chances de réussite existaient et, d’autre part, que cette médiation était enthousiasmante, car son objet est passionnant : les nouvelles technologies, le partage de la valeur dans l’économie numérique, l’univers de la presse…

Quels étaient les principaux points de blocage de la négociation?

Google et IPG (groupement réunissant la presse d’information politique et générale, NDLR) avaient des conceptions radicalement opposées : pour la presse, il fallait créer des “droits voisins” pour qu’une rémunération puisse être versée aux organismes de presse lorsque des liens hypertextes permettent d’accéder à leurs contenus. La presse mettait notamment en avant le fait que ses ressources publicitaires avaient considérablement baissé depuis l’arrivée de Google en France, et que, selon ses estimations, le chiffre d’affaires actuel de Google France correspondait globalement à ce manque à gagner.

Pour IPG, il s’agissait donc d’une “captation” de chiffre d’affaires, et un accord devait conduire à un rééquilibrage. La position de Google était radicalement opposée, puisque la société estime que 30 à 50% des “flux entrant” vers les sites d’information viennent de son moteur de recherche -soit via Google Search, soit via Google News. Selon Google, ces flux augmentent l’audience des sites d’information, lesquels bénéficient donc de recettes publicitaires accrues. 

Quelle a été votre stratégie pour rapprocher les deux parties?

D’abord, au début, j’ai passé énormément de temps avec chacune des parties individuellement. C’est une étape indispensable, et généralement négligée lors des négociations. Inutile de se précipiter autour de la table pour commencer à négocier si un gros travail de prise de connaissance n’a pas été effectué en amont : c’est courir à l’échec, car la pression monte trop rapidement entre les participants, ce qui empêche l’instauration du dialogue. Il faut créer des liens personnels de confiance avec chacune des parties, sinon il est impossible de faire converger leurs positions.

A ce titre, je tiens à saluer les qualités humaines vraiment exceptionnelles des deux principaux négociateurs, Carlo d’Asaro Biondo (Vice-Président de Google, en charge notamment de l’Europe, NDLR) et Nathalie Collin, (présidente de l’association IPG, Ndlr), qui ont su témoigner de beaucoup de respect mutuel malgré la tension qui a pu par moments affecter le processus de négociation. 

Sur les cinq semaines que devait durer la mission, j’ai donc passé deux semaines avec chacune des parties individuellement, pour faire leur connaissance. Puis nous sommes partis pour trois semaines de négociation autour de la table ronde, laquelle a été prolongée d’un mois, à ma demande, quand nous avons constaté que nous ne pouvions raisonnablement pas aboutir avant Noël. 

Comment étiez-vous organisés?

Mon équipe à Mazars comprenait trois personnes : Laurent Inard, un associé chargé de la modélisation économique, Thibaut Ollivier, un manager en charge des médias, et moi-même. Nous nous sommes totalement immergés dans le monde de la presse, nous avons rencontré les éditeurs, leurs régies publicitaires, leurs équipes Internet, afin de comprendre comment la presse monétise son audience. Nous avons également rencontré les équipes de Google à Paris, comme les responsables des produits Google (Google Play, Google News…), les responsables des partenariats commerciaux, ainsi que les économistes de Google, en charge des modèles économiques et nous pouvions même avoir recours à la vidéo-conférence pour les réunion de très haut niveau avec les responsables de Mountain View. Je dois dire que les deux équipes étaient très, très bien préparées et connaissaient parfaitement leurs dossiers : d’ailleurs, 80% de la réussite d’une négociation vient de la préparation.

Comment s’est passée la première réunion de négociation?

Eh bien disons que que c’était… Je ne sais comment dire… Disons que nous avons mis beaucoup, beaucoup de temps à briser la glace, même si, comme je l’ai dit, Nathalie Collin et Carlo d’Asaro Biondi ont constamment témoigné d’un respect réciproque qui a contribué à la réussite de la négociation. Pour que celle-ci soit un succès, j’avais imposé un “format” : pas plus de cinq personnes maximum dans chaque équipe. Ensuite, j’ai instauré des règles : d’abord, j’ai demandé aux parties une confidentialité médiatique absolue sur le contenu et le cours des négociations.

Puis j’ai également demandé aux parties de ne même pas exprimer vers l’extérieur de grands points de vue généraux concernant le dossier. Enfin, j’ai établi une liberté de parole absolue lors des négociations, mais dans le respect des personnes : pas de prises à partie personnelles, pas d’invectives, ce qui a bien sûr été respecté grâce aux qualités humaines personnelles des parties prenantes. A partir du 1er décembre, nous nous sommes donc réunis deux matinées par semaine, déjeuner compris, de 9h00 à 15h00, avec les équipes de Google, les équipes de la presse, et celles de Mazars. 

La négociation n’a pas abouti dans le délai imparti, fin décembre. Comment avez-vous débloqué la situation?

En changeant les règles du jeu. Lors des réunions, nous étions en fait assez nombreux : les cinq personnes d’IPG, les cinq personnes de Google, et les trois intervenants de Mazars…

Vous étiez 13 à table?

Oui… C’est peut-être pour ça que ça ne fonctionnait pas… (rires). Généralement, quand les deux négociateurs en chef sont entourés de leurs collaborateurs, la négociation peut capoter à cause de “l’effet d’audience”, un dysfonctionnement bien connu des médiateurs : les négociateurs en chef veulent absolument montrer à leurs troupes qu’ils défendent farouchement la position de leur entreprise, et, du coup, sont enclins à se montrer très fermes, au point d’être plus royalistes que le roi et de perdre en souplesse. Bien entendu, je ne dis pas que c’est ce qui s’est passé, je dis qu’il y avait un risque que ça se produise.

Donc je suis revenu à un format plus intimiste, plus personnel avec trois personnes seulement : Nathalie Collin, Carlo d’Asaro Biondo et moi. Nous nous sommes rencontrés dans des lieux discrets et neutres, ni le siège de Google, ni le siège d’un journal. Nous nous sommes vus par exemple au Pavillon Royal, caché en plein Bois de Boulogne, ou au bar de l’hôtel Zebra Square, très pratique pour sa discrétion. Ce qui ne nous a pas empêchés d’y croiser par hasard Bruno Patino (directeur général délégué aux programmes de France Télévisions, alors responsable du numérique, NDLR), qui a souri quand il nous a vus tous les trois car il avait deviné pourquoi nous nous rencontrions!

Vers la mi-janvier, nous nous sommes retrouvés au siège de Mazars, à la Défense. C’est ce changement de format, le passage de 13 à 3 personnes, qui a clairement permis de débloquer la situation. Ensuite, nous sommes revenus à un format plus élargi, à des réunions techniques auxquelles participaient des patrons de régies publicitaires, par exemple.

Quand s’est produit l’événement décisif, celui où tout s’est décidé?

La dernière ligne droite, ce fut la semaine du 25 janvier : la veille, un dimanche, j’ai organisé une réunion à mon domicile, près de la Maison de la radio, car Carlo d’Asaro Biondo repartait le lendemain pour Mountain View. Ensuite, nous avons donc organisé des vidéo-conférences avec lui – à cause du décalage horaire de 10 heures, les conférences commençaient à 22h00 et se terminaient vers 3h00 du matin… Quant au moment décisif, il a pris la forme d’un coup de fil de l’Elysée, jeudi 31 janvier vers 22h30, quand on m’a informé que si un accord était signé très prochainement, François Hollande serait présent lors de la signature, et qu’Eric Schmidt viendrait personnellement depuis Mountain View pour le signer. Là, j’ai compris que les feux passaient au vert et qu’un accord était tout proche.

 


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