Comment gouverne le pilier de l’armée française

Pour accéder à l’antre de Laurent Collet-Billon, il faut traverser Bagneux, un des derniers confettis de banlieue rouge parisienne. Montrer patte blanche aux gendarmes à l’accueil de la Direction générale de l’armement (DGA). Suivre un officier de sécurité dans un des sinistres bâtiments de ce site de 16 hectares. Parcourir le couloir ouaté orné des portraits des patrons successifs de l’institution. La porte s’ouvre enfin sur le bureau du délégué général pour l’armement. Regard franc, rondeurs de pilier de rugby des années 1980, le taulier accueille le visiteur de sa grosse voix d’ours bougon : « Que puis-je pour vous ? » L’interview sera sa dernière à Bagneux : en septembre, la DGA déménage pour rejoindre le bâtiment flambant neuf du ministère de la Défense à Balard, dans le XVe arrondissement de Paris.

Premier investisseur de l’Etat

Forte de 9.800 agents, la DGA est un « omni » – objet militaire non identifié. Chargée de l’équipement des armées, qu’elle conçoit, commande et teste, elle pilote aussi la R&D sur les armements de l’avenir, tout en soutenant les exportations de matériels militaires. « Il faut répondre et aux besoins actuels des forces, et préparer l’avenir, les sous-marins des années 2030, par exemple, résume « le délégué », comme on l’appelle en interne. Le DGA est à la convergence du militaire, de l’industrie, de la finance. Je suis un optimisateur. »

Une structure unique au monde, dotée d’énormes moyens. Techniques d’abord, avec une dizaine de centres de pointe. Et financière : la DGA est le premier investisseur de l’Etat, avec 11 milliards d’euros de contrats passés aux industriels chaque année. Père Noël des vendeurs d’armes, la DGA ? « Nous sommes un client dur, parfois chiant, corrige Collet-Billon, martelant son credo, Pacta sunt servanda – les contrats doivent être respectés. Les industriels n’ont pas les mêmes enjeux que nous, donc, parfois, ça frotte, reconnaît l’ingénieur de l’armement. Je dois avouer que j’aime bien ça. »

Rapidité de décision

Plus de trente ans de rugby au poste de pilier lui ont donné le goût des charges destructrices : marri des retards et soucis techniques de l’avion de transport A 400M, Laurent Collet-Billon avait profité d’une visite en mars chez Dassault pour conseiller publiquement à Airbus de « venir voir comment on travaille chez Dassault à Mérignac ». Un uppercut dont le groupe européen ne lui tient pas rigueur. « Laurent Collet-Billon, c’est Raminagrobis, un chat qui tue en un coup de griffe, rigole Marwan Lahoud, numéro deux d’Airbus Group. C’est aussi un bosseur de première bourre, avec le sens de l’Etat chevillé au corps. » A la fin des négociations, tout le monde se quitte bons amis : « Les coups, j’appelle ça le début de la discussion, explique le DGA. Mais on arrive toujours à s’entendre avec les industriels : l’intérêt de la France est d’avoir à la fois une armée bien équipée et une industrie forte. »

Fils de l’un des fondateurs de la DGA, Antonin Collet-Billon, et fort d’une carrière de près de quarante ans dans la maison, le délégué sait mener sa barque. « C’est à la fois un stratège qui pense long terme, et un tacticien qui sait où il veut aller et comment », assure Patrice Caine, PDG de Thales, dont Laurent Collet-Billon est à la fois le premier client et l’un des membres du conseil d’administration. « Il a une compétence technique remarquable, qui lui permet d’entrer dans les détails si nécessaire, et le sens des relations humaines », complète Eric Trappier, PDG de Dassault Aviation.

En interne aussi, Laurent Collet-Billon a su imposer sa patte. Il organise quatre fois par an les « rendez-vous du délégué », moment d’échanges avec les 120 principaux cadres. Il a par ailleurs su promouvoir des femmes dans une maison très masculine. Trois d’entre elles, dont deux générales quatre étoiles, figurent au comex. Le mot d’ordre est clair : décider. Et vite. « Il sait aller directement au point-clé, et aime que chaque réunion aboutisse à une vraie décision », atteste Benoît Laurensou, DRH de la DGA.

En moins d’un an, pour coller aux contraintes financières de la loi de programmation militaire, le délégué a renégocié tous les grands programmes militaires : Rafale, sous-marins Barracuda… Dans le cadre du plan de modernisation de la maison, le patron a  mené une réduction d’un tiers des effectifs de l’institution et rationalisé les centres techniques, passés d’une quinzaine à une dizaine. De quoi viser une prolongation de son mandat, qui s’achève début 2016 ? L’intéressé ne dit pas non. « Je ferai ce que le ministre me dit de faire. Je ne suis pas mécontent de mon bilan. » Parole de Raminagrobis. 

Challenges en temps réel : Economie