Comment la fusion Alstom-Siemens a déraillé

Une minute et 55 secondes : mercredi 6 février, alors que le couperet de Bruxelles est tombé sur la fusion Alstom-Siemens, Henri Poupart-Lafarge ne s’embarrasse pas d’un long discours. Dans une vidéo diffusée en interne l’ex-futur patron opérationnel de l'” Airbus du rail ” et toujours PDG d’Alstom dit ” regretter ” la décision de la Commission européenne, rappelle ” l’excellent dynamisme ” du constructeur français et engage son personnel à se ” projeter vers l’avenir en toute confiance “. Plutôt laconique après dix-sept mois focalisés sur ce projet de mariage franco-allemand lancé en grande pompe en septembre 2017. Côté Alstom, plus de 100 millions d’euros ont été engloutis dans ce chantier, des milliers de documents noircis et autant d’heures passées à plancher avec les avocats de Cleary Gottlieb et les banquiers de Rothschild & Co.

” Evidemment, c’est une déception, confie Poupart-Lafarge. C’est surtout un sentiment de grand gâchis et une décision incompréhensible car les accusations de créer un risque pour la concurrence en Europe en consolidant nos forces ne tiennent pas. ” Sans surprise, l’annonce du veto attendu à la création d’un champion de 15 milliards d’euros de chiffre d’affaires capable de rivaliser avec ses concurrents chinois a déclenché une tempête politico-médiatique contre la Commission. Le ministre de l’Economie Bruno Le Maire dénonce une ” erreur économique ” et une décision qui ” va servir les intérêts ” de Pékin. Paris veut carrément que les règles de la concurrence soient réécrites. Berlin appelle également à leur remise à plat. Les deux capitales devraient aboutir à des propositions concrètes sur le sujet avant fin mars en vue des élections européennes.

Excès de confiance

Comment en est-on arrivé là ? A quel moment les négociations se sont-elles enrayées au point qu’en janvier les protagonistes n’y croient déjà plus ? Les industriels n’ont-ils pas péché par excès de confiance, en proposant trop peu trop tard pour amadouer Bruxelles ? Margrethe Vestager, la ” dame de fer ” de la Commission, en charge de la concurrence, ne s’est-elle pas laissée ” influencer ” par des idéologues libéraux, comme le soufflent certains connaisseurs du dossier ? Le lobbying politique du couple franco-allemand n’a-t-il pas été contre-productif en agaçant les Etats plus petits de l’Union ? En tout cas, le projet de fusion a été bien raté.

Fin octobre, recevant Challenges au siège d’Alstom à Saint-Ouen, Henri Poupart-Lafarge faisait pourtant encore mine d’être confiant : ” Tout est prêt, nous n’attendons plus que le feu vert des autorités de la concurrence “, expliquait-il comme s’il s’agissait d’une formalité. Les fiançailles avec la branche transport du conglomérat allemand occupent alors à plein temps une centaine de hauts cadres détachés de leur fonction, la clean team. Contrairement à son mentor et prédécesseur Patrick Kron, Poupart-Lafarge a toujours milité en faveur d’un rapprochement avec les Allemands. Autant dire qu’il manque de s’étrangler en recevant la longue liste des griefs – un pavé de près de 500 pages – émis par la Commission européenne quelques jours plus tard. ” On a senti très tôt un climat de suspicion à notre égard car nous étions perçus comme les deux gros, accusés de vouloir dominer le marché, se remémore l’un de ses proches. Nous avons échangé près d’un million de documents, passé des heures avec les conseillers techniques de la “case team” (l’équipe projet), vu Margrethe Vestager à plusieurs reprises, mais nous avions tout le temps le sentiment que notre parole était toujours mise en doute. “

« Vous êtes deux big boys »

Dès sa première rencontre avec la commissaire, peu connue pour son sens de l’humour, le PDG d’Alstom qui vient lui présenter le projet se voit rétorquer : ” Vous êtes deux big boys. ” Quelques mois plus tard, en septembre 2018 à Berlin lors du rendez- vous Inno Trans, l’équivalent du Salon du Bourget pour le transport ferroviaire, ses conseillers, invités par le constructeur français, tiquent sur la dimension imposante des stands. Une ” incitation au veto “, plaisantent-ils. Cela ne fait pas rire les équipes françaises et allemandes qui ont pourtant bien pris soin de s’installer dans des halls différents et de ne pas se croiser pendant le salon. D’autres signes inquiètent. En novembre, alors qu’ils planchent sur les solutions à apporter pour convaincre les eurocrates, un tweet du directeur des activités antitrust à la Commission, Tommaso Valletti, relayant un article de l’économiste français Marc Ivaldi, hostile à la fusion, fait grincer les dents au sein de la clean team.

« Propositions insuffisantes »

” Il y avait indéniablement un biais qui jouait en notre défaveur “, regrette Henri Poupart-Lafarge. Les négociations sont d’autant plus compliquées qu’il est difficile ” de savoir vraiment ce que souhaite Bruxelles “. Selon un process bien huilé, c’est aux industriels de faire des propositions et, le cas échéant, de trouver des repreneurs. Selon nos informations, la Commission a un moment suggéré de céder la technologie de la grande vitesse au japonais Hitachi, avant de se rendre compte que c’était impossible politiquement. Pour le patron d’Alstom, la Commission était ” arc-boutée sur le TGV et la signalisation. ” Lui est resté ferme sur sa position : pas question de céder les bijoux de famille.

” Dans ce contexte, peut-être aurait-il fallu essayer de convaincre davantage, estime ce fin connaisseur du secteur pour lequel Alstom et Siemens ont péché par excès de confiance. Ils ont pris un peu à la légère les craintes suscitées par ce mariage aux yeux des concurrents. Leurs propositions de cessions étaient insuffisantes – portant sur 4 % du chiffre d’affaires alors que dans les fusions de cet ordre les montants tournent autour de 10, voire 20 % – et surtout trop tardives : le 12 décembre puis le 25 janvier, pour le second round, alors qu’il faut des semaines pour tester les marchés ! ” Alors que les dirigeants du constructeur espagnol CAF sont prêts à reprendre une bonne partie des actifs que propose de céder Alstom et se déplacent à Bruxelles pour voir Margrethe Vestager, cette dernière ne prend pas la peine de les recevoir. Too late !

Agacés par le tombereau de critiques qui s’est abattu sur la Commission, certains fonctionnaires européens n’hésitent pas à renvoyer la responsabilité de cet échec aux deux constructeurs ferroviaires. « Ils ont fait comme s’il s’agissait d’une lettre à la poste, regrette un représentant de l’Union européenne à Paris, rejetant l’accusation d’aborder les règles de la concurrence – qui remontent à 2004 – avec un logiciel dépassé. Ils pensaient avoir un argument imparable : la Chine arrive. En réalité, il s’agissait surtout pour eux de protéger le marché de l’emploi franco- allemand aux dépens des autres membres de l’UE qui allaient faire les frais de leurs synergies. »

La difficulté de s’accorder sur les règles du jeu au sein du futur couple ne facilitait pas non plus la tâche des fonctionnaires. « Cela donnait plutôt l’impression d’un mariage arrangé dont les enfants n’étaient pas très partants », glisse un fonctionnaire de Bruxelles. Les déclarations en novembre dans les médias de Joe Kaiser, le PDG du conglomérat allemand – qui n’a pas jugé bon de rencontrer Margrethe Vestager, laissant la place au patron de Siemens Mobility – sur « la nécessité d’avoir un plan B » fait désordre. « C’est vrai que cela ne nous a pas aidés ! » grogne un proche de Bruno Le Maire. Les syndicats non plus n’ont pas aidé. « Nous avons du mal à percevoir pour Alstom les intérêts stratégiques de ce projet », était-il écrit dès janvier 2018 dans un rapport des cabinets Secafi et Ifo Institute commandé par les représentants du personnel des deux bords. « Cette fusion était présentée comme une opération d’égal à égal, mais quand on regarde de près il s’agissait clairement d’une filialisation d’Alstom dans le groupe Siemens, décrypte André Fages, délégué CFE-CGC. Au final, le nouvel ensemble aurait été dilué pour ne plus représenter que 18 % d’un énorme groupe Siemens de 85 milliards d’euros de chiffre d’affaires. »

Alliance avec Thales ?

Revenu à la case départ, Alstom doit se réinventer. A court et moyen terme tout va bien pour le champion français, affirme son patron qui doit remobiliser ses troupes un peu déboussolées. Après le plan 2020, la version 2025 est en cours. Le constructeur qui table sur un chiffre d’affaires de plus de 8 milliards en 2018 (exercice clos en mars) est assis sur un carnet de commandes record de 40 milliards d’euros sans avoir vraiment besoin de Siemens. « Le chapitre de ce mariage est derrière nous, affirme Henri Poupart-Lafarge. Nous sommes capables de nous développer seul en renforçant l’efficacité des réseaux ferroviaires et en accélérant dans le digital. » Reste que la question du « trop petit pour vivre tout seul » risque de revenir bientôt. Bruno Le Maire a dit réfléchir à d’autres moyens de consolidation pour le champion tricolore. Il vise notamment une alliance avec Thales, dont l’Etat est le premier actionnaire. Un projet déjà poussé par Henri Poupart-Lafarge en 2016, qui voulait racheter l’activité de signalisation ferroviaire du groupe de défense. Mais ni l’actionnaire Dassault ni le PDG Patrice Caine ne voulaient du deal. Pas sûr qu’ils aient changé d’avis.

Vk/Saa/Reuters

Sur le site de General Electric, à Belfort, en juin 2014. Face à l’effondrement du marché des turbines à gaz, certains plaident pour une diversification dans les moteurs d’avion.

Belfort passe de la désillusion GE à l’espoir Safran
En rachetant la branche « power » d’Alstom fin 2015, GE s’était engagé à créer 1 000 emplois nets en France. Trois ans plus tard, le groupe américain n’en a créé que 25… Il va donc devoir verser les 50 millions d’euros de pénalités prévus par le contrat, qui abonderont un fonds de réindustrialisation. Et le pire est peut-être encore à venir, craignent les 3 500 salariés de GE à Belfort : le groupe américain, soulignant l’effondrement du marché des turbines à gaz, a annoncé aux syndicats envisager un plan de 470 suppressions de postes en France. Et de noircir à dessein le tableau. « On est dans un bas de cycle, mais les turbines réalisées à Belfort, de technologie 50 Hz, résistent mieux que celles fabriquées sur le site américain de Greenville (60 Hz), assure Philippe Petitcolin, coordinateur CFECGC du site GE de Belfort. Le marché va bientôt repartir, il faut absolument conserver les effectifs et les compétences. » Pour passer ce cap difficile, la CFE-CGC, soutenue par les élus locaux, appelle à une diversification de l’usine de Belfort vers les moteurs d’avion. Dans une lettre adressée au ministre Bruno Le Maire, le syndicat soulignait en octobre les gros besoins en capacités de production de GE et Safran, du fait du succès commercial de leur moteur Leap (17 000 commandes). Interrogé sur la possibilité d’ouvrir un site à Belfort, le patron de Safran, Philippe Petitcolin (qui porte les mêmes nom et prénom que le syndicaliste), indiquait le 23 novembre y être « favorable ». « Si la compétitivité est au rendez-vous, on ira », assurait-il. V.L.

Christophe Lepetit/Onlyfrance/Afp

Harmony of the Seas en construction, à Saint-Nazaire, en 2016. La fusion programmée des Chantiers de l’Atlantique avec l’italien Fincantieri est sous la menace d’un veto de la Commission européenne.

L’« Airbus du naval » prend l’eau
Vendu en 2006 par Alstom au norvégien Aker Yards, lui-même cédé à un groupe coréen, puis nationalisé en 2017. Difficile à suivre, l’histoire des Chantiers de l’Atlantique ! Dernier épisode : la fusion programmée avec l’italien Fincantieri, négociée de haute lutte lors de la reprise par l’Etat, est sous la menace d’un veto de la Commission européenne. Bruxelles a annoncé le 8 janvier l’ouverture d’une enquête sur ce projet, craignant une position dominante du futur groupe sur le marché des navires de croisière. Le risque est réel : Fincantieri est leader mondial du segment, et les Chantiers de l’Atlantique numéro trois, seul l’allemand Meyer Werft étant de taille comparable. L’incertitude sur cette opération est d’autant plus forte que les relations diplomatiques entre Paris et Rome sont exécrables. Dans ce contexte, Paris peut-il vraiment « offrir » les chantiers de Saint-Nazaire à Fincantieri, groupe détenu à 72 % par l’Etat italien ? « Ce serait incompréhensible », estime un industriel français du secteur. D’autant que les Chantiers, détenus aujourd’hui à 84,3 % par l’Etat, 11,7 % par Naval Group, 1,6 % par les entreprises locales et 2,4 % par les salariés, ne semblent avoir aucun besoin du groupe transalpin pour signer des contrats. Son carnet de commandes, estimé à 9 milliards d’euros, est plein jusqu’à 2026, avec deux navires à livrer par an. Par ailleurs, la remise en cause du rachat des Chantiers de l’Atlantique plomberait un peu plus l’autre rapprochement franco-italien en cours, l’alliance entre Fincantieri et Naval Group dans les navires miliaires de surface. Un projet déjà bien encalminé. V.L.

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