Création du Grand Paris: le récit d’un fiasco

C’est dans l’indifférence générale qu’une nouvelle collectivité locale verra le jour ce 1er janvier: le Grand Paris. Cette métropole, regroupant des élus de la capitale et des villes de petite couronne (Hauts-de- Seine, Val-de-Marne, Seine-Saint-Denis), était l’un des projets phares de la réforme territoriale du gouvernement. Elle devait permettre de concurrencer le Grand Londres, le grand rival. De quoi aiguiser les appétits politiques. Mais, au fil des compromis politiques, le projet a perdu de sa superbe.

Au sein de la droite, majoritaire, Nathalie Kosciusko- Morizet, qui visait la présidence depuis des mois, a ainsi fini par y renoncer. Le 22 janvier, les députés Les Républicains (LR) Patrick Ollier et Gilles Carrez et les centristes Philippe Laurent et André Santini devraient se disputer le poste. Le vainqueur se retrouvera à la tête d’un véritable monstre administratif sans réel pouvoir. Une usine à gaz à laquelle les citoyens risquent de ne rien comprendre. Récit d’un fiasco qui révèle les petits calculs et les égoïsmes de nos élus locaux.

31 % du PIB national

La création du Grand Paris doit beaucoup aux faiblesses du conseil régional. Certes, l’Ile-de-France, dont les frontières n’ont pas été touchées par la réforme, est riche, avec 31% du PIB national. Mais elle concentre de fortes inégalités, et le pouvoir politique y est morcelé: le conseil régional cohabite avec 8 départements, 19 « intercommunalités » et 1.300 communes. Il fait figure de nain financier: 5 milliards d’euros de budget, contre 24 pour le Grand Londres, pourtant huit fois moins étendu.

En dix-sept ans de présidence, le peu charismatique Jean-Paul Huchon n’a jamais pu assumer le rôle de stratège en termes d’aménagement et d’économie. « Il a partagé le pouvoir avec la droite jusqu’en 2003, puis avec les Verts et les communistes, analyse le géographe Frédéric Gilli. La région a été plus un organe de régulation qu’une vraie autorité politique. » Sans oublier les guéguerres avec l’ex-maire de Paris Bertrand Delanoë.

Nicolas Sarkozy a joué sur ces divisions pour imposer son Grand Paris dès 2007. Le comité Balladur, chargé de plancher sur le sujet, propose une métropole centrée sur la petite couronne et une mesure-choc: la suppression des départements. Mais le projet tourne au vinaigre. « L’Elysée n’a pas voulu toucher au Meccano institutionnel à cause des Hauts-de- Seine et des défaites de la droite aux élections locales », regrette le sénateur LR de Seine-Saint-Denis Philippe Dallier, à l’origine du projet.

Improbable complot politique

Du coup, Nicolas Sarkozy s’est « contenté » de lancer un super métro: 4 lignes, 68 gares et 200 kilomètres de voies, prévues d’ici à 2030. Ce projet est géré par un établissement public sous tutelle de l’Etat, la Société du Grand Paris (SGP), à ne pas confondre avec la métropole ! La SGP dispose d’un budget d’investissement de plus de 25 milliards, dont la dernière tranche vient d’être débloquée. « Elle est pilotée par des hauts fonctionnaires et des ingénieurs, donc cela avance, observe Romain Pasquier, chercheur à Sciences-Po Rennes. Les plus grands conservatismes sont dans la classe politique. »

François Hollande va vite s’en rendre compte. Au printemps 2013, il revient à la charge avec un projet de métropole bancal: ses contours épousent presque ceux de la région, sans que les deux fusionnent. Le texte est retoqué par les sénateurs. Les députés votent ensuite une nouvelle mouture avec un périmètre resserré sur la petite couronne. Pour alléger le millefeuille, le socialiste Alexis Bachelay dépose un amendement qui supprime les trois départements. Puis il le retire à la demande de la ministre Marylise Lebranchu, qui commande un rapport d’impact à l’inspection générale de l’Administration (IGA). Pourtant, à Matignon, Jean-Marc Ayrault se dit alors favorable à la mesure. Son successeur, Manuel Valls, promet même la fin des départements partout en France… avant de repousser la mesure à 2021 !

Quant au rapport de l’IGA, il ne verra jamais le jour. D’ailleurs, les Hauts-de-Seine ont refusé de communiquer des données au ministère. Son président, Patrick Devedjian, mène la fronde contre la métropole: « On ne va pas prélever des impôts supplémentaires pour financer les emprunts toxiques et le clientélisme de la Seine-Saint-Denis », attaque le député LR, qui se fait nommer coprésident de la mission de préfiguration du Grand Paris pour ralentir les débats dès la première réunion. Plus fort, il s’allie avec la maire PS de Paris, Anne Hidalgo, qui craint la concurrence d’une métropole à droite; elle tente même, en vain, d’imposer un mode de scrutin afin d’empêcher sa pire ennemie, NKM, d’être élue. Hidalgo ne veut pas non plus rompre sa promesse de stabilité fiscale au nom de la solidarité financière avec les villes plus pauvres. Enfin, le troisième larron de cet improbable complot politique est communiste: Patrick Braouezec, président de Plaine Commune, la communauté d’agglomération de Saint-Denis, qui défend les derniers bastions des banlieues rouges. « C’est l’alliance de ceux qui ne veulent pas lâcher leur cagnotte et de ceux qui ne veulent pas perdre leur fauteuil », peste Dallier. 

Coquille vide et tuyauterie

Attaqué à gauche et à droite, Manuel Valls baisse pavillon et laisse les élus réécrire, en grande partie, le projet de loi, finalement voté en août 2015. Le Grand Paris regroupera 123 communes de petite couronne et 7 villes limitrophes, qui disposeront de 209 représentants au conseil métropolitain, contre seulement 25 pour l’assemblée du Grand Londres. Petite touche d’humour: ils se réuniront au palais d’Iéna, siège du Conseil économique, social et environnemental, dont l’utilité est aussi sujette à caution.

La première année, ce sera une vraie coquille vide, dotée au mieux de 65 millions d’euros, histoire de pondre quelques études préparatoires. Puis les élus ont concocté une invraisemblable tuyauterie budgétaire. Jusqu’en 2021, la cotisation foncière des entreprises (1,1 milliard d’euros par an) ne sera pas versée à la métropole, mais à un nouvel échelon intermédiaire: les « territoires », qui se substituent aux « intercommunalités » existantes. Quant à l’autre impôt sur les entreprises, la cotisation sur la valeur ajoutée (1,2 milliard), la métropole en reversera l’essentiel aux territoires et aux communes.

Le Grand Paris a aussi vu ses compétences rognées. Certes, il aura un rôle de stratège via le « schéma de cohérence territoriale ». Mais ce sont les territoires qui fixeront les plans locaux d’urbanisme, le nerf de la guerre en matière de logement. Pour le reste, c’est le flou total, puisque l’Etat a laissé aux élus le soin de déterminer, dans les prochains mois, ce qui sera du ressort des territoires ou de la métropole.

« On rajoute une couche au millefeuille en créant une métropole tiroir-caisse, qui capte la fiscalité et dont les membres se répartissent les ressources, déplore Jacques Godron, président du Club des entreprises du Grand Paris. La loi ne parle que de solidarité, jamais de croissance économique. » Au gouvernement, on rétorque qu’il était difficile de faire plus simple. « Les territoires sont une étape intermédiaire indispensable, car l’Ile-de- France a du retard sur le regroupement intercommunal », plaide un conseiller, qui critique le manque d’implication des patrons dans le projet, contrairement à Marseille ou au Grand Londres.

Fusion région-métropole

Enfin, les experts jugent le Grand Paris trop étroit. « Toutes les zones de développement sont laissées dehors, comme le Grand Roissy et surtout Saclay, fulmine le géographe Jacques Lévy. Si un étudiant me proposait cela, je mettrais zéro ! » Selon lui, le gouvernement aurait dû profiter de la réforme des régions pour agrandir l’Ile-de-France et créer en son sein une métropole plus étendue.

« L’autre solution était de fusionner métropole et région, supprimer les départements et ne garder qu’un échelon intermédiaire, avance Romain Pasquier. Si le Grand Paris conjuguait développement économique, transports et cohésion sociale, il serait un atout fort dans la mondialisation, avec plus de compétences que le Grand Londres. »

Cette fusion région-métropole est aussi défendue par Valérie Pécresse, la nouvelle présidente LR de l’Ile-de-France. « Comment peut-on aujourd’hui rajouter une cinquième strate au mille-feuille territorial ? Ce n’est plus un millefeuille, c’est une pièce montée ! Il est encore temps d’abandonner ce projet qui exclut, qui complexifie et qui taxe », a-t-elle déclarée lors de son discours d’investiture. Malgré ces rodomontades, le statu quo devrait toutefois prévaloir jusqu’à la présidentielle de 2017, avant que la foire d’empoigne ne reprenne de plus belle.

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