Fiscalité : comment faire payer les « premiers de cordée »?

Ils sont déjà 6 millions à avoir vu la vidéo : ton grave et colère sincère, Vincent Lindon livre le 6 mai pour Mediapart ses réflexions de « simple citoyen » face à la crise causée par le coronavirus : « Comment ce pays si riche a pu en arriver là ? » L’acteur ne laisse pas beaucoup de suspens pour trouver le coupable : Emmanuel Macron, avec sa politique visant à « bâtir une start-up nation où les premiers de cordée allaient tirer vers les cimes les Gaulois réfractaires ». Il faut « changer le système », en commençant par « demander aux plus grosses fortunes une solidarité envers les plus démunis » à travers une contribution exceptionnelle « Jean Valjean », de 1 % à 5 %, sur les patrimoines de plus de 10 millions d’euros. Il a fait les calculs : cela rapporterait 36 milliards, de quoi redistribuer 2 000 euros aux foyers les plus pauvres.

Certes, Lindon ne représente que lui-même, mais l’énorme audience de sa vidéo montre qu’il a capté l’air du temps. Faire payer les riches est redevenu une chanson à la mode pour refonder le « monde d’après » post-coronavirus. Selon un sondage de l’institut Elabe du 4 juin, 70 % des Français jugent que ce serait « la mesure la plus efficace pour financer la relance économique ». Constat de Bernard Sananès, président d’Elabe : « Le rétablissement de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) notamment, s’il est très clivant entre gauche et droite auprès des politiques, reste consensuel auprès des Français, quels que soient leur classe et leur vote. »

Réforme Macron défendue

Le sujet est inflammable pour Emmanuel Macron, étiqueté « président des riches » depuis que, dès 2017, il a allégé la fiscalité du capital, avec la demi-suppression de l’ISF, désormais cantonné à la seule fortune immobilière (IFI), et l’instauration d’un prélèvement forfaitaire (PFU) à 30 % sur les revenus du capital. Pas question, pour l’exécutif, de se renier. Sa réponse : dans une France championne des prélèvements obligatoires (48 % du PIB), il ne faut plus aucune augmentation d’impôts. « Ce serait le pire quand on traverse une crise et qu’on veut faire redémarrer le pays », martèle Edouard Philippe, rappelant le mauvais souvenir de l’après-crise de 2008, où les rafales de taxes en 2011 et 2012 pour redresser les comptes publics avaient entraîné un ras-le-bol fiscal et plombé la croissance.

De plus, Bruno Le Maire défend mordicus cette réforme emblématique du début du quinquennat : « Rétablir un impôt sur les riches serait de la pure démagogie. L’allégement de la fiscalité sur le capital pour relancer l’industrie, la compétitivité, l’attractivité de la France, c’étaient les bonnes intuitions. » Le ministre de l’Economie et des Finances cite à l’envi la baisse de quasiment 2 points du taux de chômage en trois ans et la montée de l’Hexagone en haut du podium européen des projets d’investissements étrangers. Cependant, pour les experts, ces bons résultats proviennent plutôt des baisses, bien plus massives, de charges sociales (ex-CICE) et d’impôt sur les sociétés (IS), démarrées sous François Hollande.

Le totem de l’ISF

Le premier rapport du comité d’évaluation de la réforme de la fiscalité du capital, en octobre 2019, n’a d’ailleurs pas débouché sur des conclusions claires. David Thesmar, économiste au MIT à Boston et membre du comité, après avoir étudié les effets de la suppression des impôts sur la fortune dans d’autres pays (Allemagne en 1997, Suède en 2007), avait admis qu’on « n’avait pu mettre en évidence d’effets marqués sur l’investissement, l’activité des entreprises et l’emploi ». Alors que le comité va remettre un nouveau rapport en octobre, il prévient que, si l’ISF avait des effets pervers avérés, « l’impact de sa suppression sur l’économie réelle est probablement indémontrable ». Mais revenir en arrière serait « encore plus dangereux, entretenant l’instabilité fiscale ». Philippe Aghion, professeur au Collège de France et inspirateur de cette réforme dans la lignée du modèle suédois, demeure persuadé de ses bienfaits : « Elle participe d’une stratégie globale probusiness qui a créé un climat de confiance pour les investisseurs. Se déjuger alors que la concurrence fiscale entre pays est toujours plus féroce serait leur adresser un signal désastreux. » Reste que, selon l’Insee, l’adoucissement de la taxation du capital, en bénéficiant quasi exclusivement aux Français les plus aisés, a eu pour effet tangible de creuser les inégalités, mesurées par l’indice de Gini qui a soudain grimpé en 2018.

Quels que soient ses défauts, l’ISF reste un totem qui répond à l’inextinguible soif d’égalité des Français, surtout en cette période de post-confinement. Emmanuel Macron n’a-t-il pas promis que « le jour d’après ne sera pas le jour d’avant » ? Politiques, intellectuels, économistes, personnalités médiatiques : pour toute la gauche, et largement dans l’opinion publique, ce monde différent passe par une contribution des riches, au nom de la justice sociale. « On nous dit “Pas touche aux gros patrimoines”, mais on enjoint les “premiers de corvée” à payer l’addition ! » fustige le premier secrétaire du Parti socialiste, Olivier Faure. Présenté le 9 juin, le plan de relance du PS y va donc fort, prévoyant de ponctionner 20 milliards d’euros aux riches en restaurant l’ISF, en relevant le prélèvement forfaitaire unique, en taxant plus les gros contrats d’assurance-vie et les grosses successions et en créant une tranche d’impôt sur le revenu (IR).

Au-delà des partis, le monde syndical, associatif, et des collectifs citoyens rivalisent de velléités taxatrices. L’association altermondialiste Attac, alliée à la CGT, Solidaires, Oxfam et Greenpeace, a présenté un « plan de sortie de crise » soutenu par toute la gauche (PS, EELV, PCF, LFI…), qui veut restaurer un ISF, avec moins de niches, qui rapporterait 10 milliards d’euros (contre 4,2 milliards pour l’ancien ISF en 2017) et réaligner la taxation des revenus du capital sur celle du travail. « Il faut prendre l’argent là où il est », assène Aurélie Trouvé, porte-parole d’Attac, docteure en économie. Elle admet que cela ne suffira pas et, comme bien d’autres, réclame aussi une taxe accrue sur les transactions financières, l’instauration d’une autre sur les majors du numérique (Gafa) et un taux d’imposition minimal des multinationales (les deux derniers sont défendus par Bruno Le Maire). Mais elle juge que c’est avant tout « une question de principe, pour la cohésion sociale ». Esther Duflo, Prix Nobel d’économie 2019 et spécialiste de la pauvreté, approuve : face à la montée des inégalités, « l’ISF n’aurait jamais dû être aboli, c’est un impôt raisonnable ».

Débat européen

Jean Tirole, Prix Nobel 2014, estimait pourtant dans Challenges que les recettes de l’ex-ISF n’ont « rien à voir avec les enjeux de la crise », qui vont mobiliser des centaines de milliards d’euros d’argent public. Qu’à cela ne tienne, rétorquent les économistes exégètes de l’étude du Top-1 % les plus riches. Thomas Piketty, qui dans son dernier livre Capital et Idéologie prône une taxation confiscatoire des fortunes des milliardaires (lire p. 92), estime que, dans l’immédiat, l’ISF pourrait rapporter 10 milliards d’euros s’il était mieux contrôlé pour éviter la sous-déclaration. Ses collègues Camille Landais, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman proposent, eux, « une taxe Covid sur la richesse » au niveau européen sur dix ans, qui ponctionnerait de 1 % à 3 % des patrimoines supérieurs à 2 millions d’euros sans exemption, soit 20 milliards pour la France. « L’impôt permettrait notamment de sauver l’Italie et l’Espagne, au tapis, ce serait une preuve concrète de la solidarité européenne face à l’épidémie », analyse Landais.

De fait, la revendication d’une « taxe virus » sur les riches, au moins temporaire, agite la gauche aussi en Allemagne, en Belgique, en Italie, au Royaume-Uni. Même les économistes du FMI, après avoir étudié le creusement des inégalités provoqué par les pandémies précédentes, jugent appropriée une « taxe progressive de solidarité » sur le patrimoine, alors que la sévère récession (- 11 % en France pour 2020) ne semble pas avoir affecté les grandes fortunes (voir classement p. 204). « Dans l’histoire, après les guerres et krachs, il y a très souvent eu des prélèvements sur les fortunes, renchérit Sarah Perret, économiste à l’OCDE. D’autant que, depuis trente ans, mobilité des capitaux oblige, les ultra-riches ont été les grands bénéficiaires de la concurrence fiscale : l’imposition des hauts revenus, des revenus du capital et des hauts patrimoines n’a partout cessé de baisser. »

C’est peut-être pourquoi l’idée de « faire payer les riches » gagne, dans l’Hexagone, au-delà des habituels dénonciateurs des fortunés. Ainsi, c’est Laurent Berger qui a tiré le premier début mai. Inquiet d’une « sécession des riches », le secrétaire général de la réformiste CFDT a dégainé tout un arsenal : retour de l’ISF, imposition alourdie des héritages, alignement de la fiscalité des revenus du capital sur ceux du travail, nouvelle tranche de 50 % de l’IR au-delà de 300 000 euros… Même Raymond Soubie, ex-conseiller social de Nicolas Sarkozy, estime que « si les gens perdent leur emploi, si l’on demande des sacrifices à des salariés pour préserver le leur, il sera difficile de ne pas prendre des mesures de solidarité, quitte à revenir sur les réformes du début du quinquennat ». Louis Gallois, ex-patron d’Airbus et président du conseil de surveillance de PSA, pense aussi qu’une « solidarité des plus riches à l’égard du pays est inéluctable ».

Impôt exceptionnel ?

Difficile pour les Marcheurs de rester insensibles à une si forte pression. Chez les dissidents LREM, Emilie Cariou, ex-fiscaliste à Bercy, milite ainsi pour intégrer l’assurance-vie, « improductive », dans l’IFI. Même au cœur de la Macronie, ça bouge. S’il ironise sur l’obsession de l’ISF, « qui serait le remède au Covid ! » Richard Ferrand, président de l’Assemblée nationale et proche du chef de l’Etat, ouvre une brèche : « Ponctuellement, et parce que la solidarité l’exigerait, s’interroger sur une contribution des plus aisés, pourquoi pas ? » Au sein de la majorité chemine en sourdine l’idée d’une ponction exceptionnelle.

Les riches, eux, restent muets. Il faut dire que les seize « très hauts revenus » qui, en 2011, avaient signé un appel « Taxez-nous ! » dans le Nouvel Observateur, l’ont vite regretté avec l’activisme fiscal anti-riches de François Hollande en 2012. Seul Stéphane Richard, PDG d’Orange, qui a une – petite – fortune d’entrepreneur après son LBO sur Nexity, ose protester contre « les coups de bambou qui visent toujours les mêmes catégories de Français ». Il approuve cependant une taxation « plus forte et progressive des successions », mais le gouvernement ne veut pas entendre parler de cet impôt impopulaire. Marc Ladreit de Lacharrière, le seul milliardaire alors signataire trouve, lui, qu’il vaut mieux inciter à la philanthropie, « plus saine que de nouveaux impôts ». Sauf que le compte n’y est pas (lire p. 82). L’inventivité fiscale ciblant les riches a donc de beaux jours devant elle.

662 riches  Laurent Berger at the conference of the Power to Live Pact in Villeurbanne, France, February 5, 2020. Laurent Berger lors de la conference du pacte du pouvoir de vivre a Villeurbanne, France, le 5 fevrier 2020. - FRANCE - CONFERENCE OF THE PACT OF THE POWER TO LIVE IN VILLEURBANNE - FRANCE - CONFERENCE OF THE PACT OF THE POWER TO LIVE IN VILLEURB 646 duo

Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT. (Nicolas Liponne / Hans Lucas/AFP)

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Camille Landais, économiste. (capture Twitter @LSEEcon)

662 riches peuvent payer haine 24/05/2015  -  France / Cannes  -  L'acteur francais Vincent Lindon  a la conference de presse des laureats du Festival de Cannes 2015 le 24 mai 2015.  Moland Fengkov / HAYTHAM PICTURES  2015 Cannes Film Festival: prize winners -  24/05/2015  -  France / Cannes (france)  -  French actor Vincent Lindon, best actor, at the 2015 Cannes Film Festival press conference of the prize winners in Cannes, May 24, 2015.    -  Moland Fengkov / HAYTHAM PICTURES *** Local Caption ***  Horizontale Vincent Lindon Provence-Alpes-Cote d'Azur France Europe occidentale Europe Alpes-Maritimes PALME Francais Festival de Cannes Festival Culture Croisette Conference de presse Conference Cinema Cannes 2015 Cannes Acteur - Festival de Cannes 2015 - REA_238594_023

Vincent Lindon, acteur. (Photos – Moland Fengkov/Haytham/Réa – Teresa Suarez/Réa – Nicolas Liponne/Hans Lucas/AFP – capture Twitter @LSEEcon)

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Le poids croissant, dans tous les pays, des taxes foncières a contrebalancé la baisse de l’imposition du patrimoine occasionnée par les suppressions d’impôts sur la fortune (Allemagne, Suède, France) et le recul des droits de succession (Suède, Italie, Etats-Unis).

662 riches haine Economists Gabriel Zucman, left, and Emmanuel Saez, the driving force behind proposals for a wealth tax embraced by senators and presidential primary candidates Bernie Sanders and Elizabeth Warren, at the University of California, Berkeley, on Jan. 28, 2020. Other economists, including some who held top jobs under past Democratic presidents, have attacked their research methods, policy conclusions and data. (Ian C. Bates/The New York Times) *** Local Caption *** NORTH AMERICA ECONOMISTS ECONOMY DEMOCRATS PRIMARY WEALTH TAX POLICY PROPOSALS ELN2020 CANDIDATES PRESIDENTIAL RACE POLITICS DEBATES - Economists Gabriel Zucman, left, and Emmanuel Saez, the driving force behind proposals for a wealth tax embraced by senators and presidential primary candidates Bernie Sanders and Elizabeth Warren, at the University of California, Berkeley, on Jan. 28, 20 - REA_284439_002

Gabriel Zucman et Emmanuel Saez, économistes. (Ian Bates/Nyt-Redux-Rea)

Gaëlle Macke

Challenges en temps réel : Économie