La complainte des époux Ghosn, ce couplet qui sonne faux

Et si la meilleure forme pour traiter l’affaire Ghosn était l’art lyrique? Après le manga, l’autobiographie, la conférence de presse, bientôt le documentaire et la série télévisée, on se demande si l’ancien président de l’Alliance-Renault-Nissan-Mitsubishi ne devrait pas commander un opéra. Tout simplement. Tous les éléments d’une formidable soirée sont déjà réunis: le destin, la trahison, l’amour, la richesse, la ruine… Le clou de la soirée pourrait être un duo entre les deux protagonistes. Comme celui que jouent Carole et Carlos Ghosn depuis une semaine à l’occasion de la sortie du livre à deux voix Ensemble, toujours, description, pour parler comme l’éditeur, “de leur résistance inouïe face à l’injustice” et “de leur inlassable combat à dénoncer le fonctionnement du système pénal japonais”. Quelle chance: cinq protagonistes de son opération d’exfiltration du Japon au Liban, trois Turcs récemment condamnés à Istanbul et deux Américains transférés mardi 2 mars à Tokyo, passeront les prochaines années en prison. Ils pourront bénéficier de toute leur attention.

Dans la promotion de leur livre, Carlos et Carole Ghosn n’ont pas de mots assez durs pour le gouvernement français et en particulier Bruno Le Maire, ministre de l’Économie et des Finances, coupable d’avoir cyniquement laissé en rase campagne “le soldat Ghosn”, “otage” d’une procédure japonaise

inique. Il est vrai qu’en déclarant qu’il “faisait confiance” à la justice japonaise, Bruno Le Maire fut très clément avec un système pénal construit sur la recherche de l’aveu à tout prix -fût-ce celui de la présomption d’innocence. Vrai également que peu d’hommes auront connu une chute aussi vertigineuse que Carlos Ghosn passé en quelques minutes, comme il le résume lui-même, « de tout à rien ». Mais la vérité oblige aussi à écrire que, si critiquable que soit le système pénal nippon, aucun justiciable japonais, ni français, ne fut probablement mieux traité que Carlos Ghosn.

Côté japonais, le juge autorisa sa mise en liberté sous caution alors qu’il refusait d’avouer, attention très rarement octroyée à un justiciable qui conteste ses charges au Japon. Le magistrat le fit malgré les cris d’orfraie des procureurs qui soulignaient à l’époque le risque de fuite de Carlos Ghosn -risque qui se révéla fondé et qui peut désormais être opposé à toute personne dans le même cas. Cette attention fut mal perçue de beaucoup d’avocats japonais, se demandant pourquoi on accordait à un étranger une faveur qu’on refuse à leurs clients; faveur-clé, car elle permet au moins d’organiser sa défense en vue d’un procès. 

Plusieurs traitements de faveur

Mais c’est à propos de la France que les critiques des Ghosn deviennent extravagantes. Qu’aurait pu faire Bruno Le Maire devant la machine judiciaire japonaise? Envoyer le Charles de Gaulle? Bombarder le palais de justice avec un Rafale? Missionner Sophie Marceau, actrice appréciée au Japon? 

En vérité on cherche en vain quels justiciables ont été davantage soutenus par la France que les Ghosn. Lorsque Carole Ghosn revint à Tokyo pour rendre visite à son époux en détention, elle logea dans la luxueuse résidence de l’Ambassadeur de France. C’est en voiture diplomatique qu’elle se rendit voir son mari. L’ambassadeur Laurent Pic, qui se dépensa sans relâche pour les soutenir, poussa l’obligeance jusqu’à la saluer à l’aéroport de Tokyo lors de son départ du pays. Sont-ce là des précédents que tout ressortissant français est fondé à exiger en cas de démêlés avec une justice étrangère? Et combien de justiciables français sont reçus par Alexis Kohler, secrétaire général de l’Élysée, “avec le tapis rouge déployé”, comme Carole Ghosn le raconte elle-même avec amertume? Combien de ressortissants français ont droit à une lettre d’Emmanuel Macron comme Carlos Ghosn en reçut une en octobre 2019, remise à Tokyo par Nicolas Sarkozy en personne? Lors d’une récente interview sur Europe 1, pour fustiger la “nonchalance française”, Carlos Ghosn loue l’ambassadeur des États-Unis à Tokyo, qui se serait vanté de pouvoir faire sortir de prison le PDG de General Motors du Japon en 24 heures en pareil cas. Mais alors que fait l’Américain Greg Kelly, ex-bras droit de Carlos Ghosn, entre les mains de la justice japonaise depuis plus de deux ans?

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