La guerre économique, nouveau terrain de jeu des espions

Ils sont de retour. Attendus avec ferveur par une France confinée par le Covid-19, Malotru, Rocambole et le hacker surdoué Pacemaker sont revenus depuis le 6 avril sur Canal+ pour une cinquième saison du Bureau des légendes qui les verra passer par l’Arabie Saoudite, la Russie ou encore le Cambodge. Dire que ces nouvelles aventures des agents de la DGSE étaient attendues relève de l’euphémisme. Depuis son lancement en 2015, le « BDL » s’est imposé comme une des séries les plus ambitieuses de l’histoire de la télévision française, et un des rares succès tricolores à l’exportation. « Probablement la série la plus intelligente et la plus crédible » sur le monde de l’espionnage, saluait récemment le puriste New York Times, qui en a pourtant vu d’autres.

La série a surtout donné un coup de projecteur inédit sur la « Boîte », le surnom du service du boulevard Mortier. La rencontre entre les saltimbanques de la télé et des espions un rien jansénistes n’allait pourtant pas de soi. « Le projet a été accueilli sans hostilité, mais, je dirais, avec réserve et méfiance, raconte le réalisateur Eric Rochant dans une interview à Challenges. La DGSE redoutait que la série soit trop caricaturale. Puis, au fil des années, la confiance a grandi. Les agents sont reconnaissants du travail effectué. J’ai même constaté de la gratitude. » Sans déroger à son principe de base -ne pas parler de ses missions à des gens qui n’ont   »pas à en connaître », la « Boîte » a accepté de donner aux concepteurs du Bureau des légendes quelques clés de lecture. « Si on a besoin d’en savoir un peu plus, nous posons une question à la DGSE du type: « Cela est-il crédible ? », explique Rochant. Si la question ne porte pas sur un point sensible pour le service, on nous répond oui ou non. »

Services bien servis

Le service dirigé par Bernard Bajolet, puis Bernard Emié depuis 2017, a vite compris le bénéfice qu’il pouvait tirer de la série. Depuis le Livre blanc sur la défense de 2008, la DGSE est engagée dans une phase historique de recrutement. De 4.400 agents en 2008, ses effectifs sont passés à 5.700 personnels en 2019 (+30%). Ils devraient atteindre 6.400 agents en 2025, sans compter les gros bras du service Action. « Le Bureau des légendes, en montrant la noblesse du métier d’espion, mais aussi ses contraintes et ses côtés moins glamours, s’est révélé un superbe outil de recrutement pour la DGSE », résume Alexandre Papaemmanuel, auteur avec Floran Vadillo des Espions de l’Elysée (Ed. Tallandier).

La DGSE a les moyens de ses ambitions: depuis 2008, elle est passée au travers de toutes les cures d’austérité, plans d’économies et autres RGPP. Son budget a même quasiment doublé sur la période, passant de 440 millions à plus de 815 millions d’euros, hors fonds spéciaux. Les autres services de renseignement du premier cercle ne sont pas en reste: selon le dernier rapport de la délégation parlementaire au renseignement (DPR), le budget total des services a augmenté de 30% en cinq ans, passant de 2 milliards à 2,7 milliards d’euros par an.

Reflet de la priorité à la lutte anti-terroriste? Pas seulement. Echaudés par les multiples tentatives d’espionnage chinoises (missile M51, A400M, processus de certification des avions Airbus…), mais aussi russes, israéliennes ou américaines, les services français ont aussi musclé leur expertise économique. Un service de la sécurité économique a été créé en 2015 au sein de la direction du renseignement de la DGSE. « Il y a eu de gros efforts de recrutement ces derniers mois dans cette structure », assure un familier de la Boîte. La DGSI a aussi fait changer de braquet sa sous-direction K, spécialisée dans la contre-ingérence économique. « Aujourd’hui, la sécurité économique n’est plus un sujet subalterne, assure le patron de la sous-direction. C’est une de nos missions prioritaires. » La DRSD, le service de renseignement et de contre-ingérence du ministère des Armées, a également renforcé son action de contre-ingérence économique. Selon nos informations, elle a identifié 15 tentatives d’espionnage « probables ou avérées » sur des industriels de défense en 2019, la Chine et la Russie représentant l’essentiel de la menace étatique.

Le Covid-19 affaiblit les défenses

Le contexte du Covid-19 rend cette vigilance encore plus essentielle. « Depuis le début de la crise du coronavirus, nous avons constaté un redoublement des attaques, avec 19 groupes de hackers particulièrement actifs », indique Hervé Guillou, président du Groupement des industries de construction et activités navales (GICAN), et PDG de Naval Group jusqu’au 24 mars dernier. Selon un familier des services, des groupes affiliés à la Russie et à la Corée du Nord s’en donnent à cœur joie. Pourquoi cette recrudescence des attaques? « Les industriels ont affaibli leurs défenses en mettant brusquement une grande partie de leurs salariés en télétravail, sur des ordinateurs, smartphones et réseaux par définition moins sécurisés, décrypte Bernard Barbier, fondateur du cabinet BBCyber et ancien directeur technique de la DGSE. D’autre part, les personnels des SOC (centre de détection de cyberattaques) sont moins nombreux, confinés, parfois malades. Les assaillants tentent d’en profiter. »

Les services eux-mêmes doivent composer avec le virus. « Même si l’écosystème des services de renseignement interdit le télétravail, en raison de la confidentialité et de la sensibilité des sujets, nous nous sommes mis en position de poursuivre notre activité pendant toute la crise, indique le général Eric Bucquet, patron de la DRSD, dans une interview à Challenges. Les fonctions stratégiques indispensables sont préservées, avec une relève régulière des personnels. »  Gérer un service de renseignement dans un contexte inédit de pandémie, de confinement total et de cyberattaques à gogo… Un excellent pitch pour la saison 6 du Bureau des légendes.

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