Le nouveau guide des bonnes manières

Il faut croire la chanteuse sur parole, l’affaire est close. Le « pingouin » qui « n’a pas de manières de châtelain » et ne sait pas « faire le baisemain » n’est pas François Hollande. Carla Bruni-Sarkozy vise tous les rustres, malotrus, malpolis, pignoufs et autres ploucs qui perturbent insolemment son existence. Il est vrai que le nouveau président de la République s’était fort mal conduit lors de la passation des pouvoirs, tournant brusquement le dos à son prédécesseur et à son épouse, et les laissant redescendre seuls les marches du perron de l’Elysée. Simple maladresse ou goujaterie délibérée? L’ex-première dame aurait pu aussi bien s’en prendre à son illustre conjoint.

Car son « Raymond » en a fait d’autres. Insulter les gens même s’ils sont eux-mêmes impolis ; consulter son téléphone portable alors que l’on est reçu en audience par le pape ; garder les mains dans les poches devant un parachutiste qui pleure la mort de ses camarades tués en Afghanistan: assurément, toutes ces choses ne se font pas. Certains hommes politiques devraient lire les Usages du monde de la baronne Staffe, le manuel de savoir-vivre le plus vendu de tous les temps.

N’est-ce pas, Patrick Balkany? Invité sur RMC par Jean-Jacques Bourdin à réagir à la mise en examen de Nicolas Sarkozy dans l’affaire Bettencourt, le maire de Levallois-Perret glisse à son interlocuteur, l’avocat Antoine Gillot: « Je vous emmerde. » Secrétaire national du Parti de gauche, François Delapierre traite le ministre Pierre Moscovici de « salopard ». Une manière de réintroduire de la « chaleur » dans le débat démocratique, plaide-t-il. Sans aller jusqu’à l’injure, d’autres se contentent de prendre leurs aises. Lors d’un déjeuner dans les salons de la questure, Jean- François Copé étonne ses convives: pour terminer son plat, le président de l’UMP incline son assiette et se met tranquillement à « saucer » avec un bout de pain…

Ne dites pas « enchanté »

Quelques grands patrons ne semblent pas plus au fait des convenances. Lors d’un petit déjeuner de presse, dans un grand hôtel parisien, l’un d’eux trempe son croissant dans son chocolat chaud, comme à la maison. Au début d’un déjeuner, un autre lance à la cantonade: « Mesdames et Messieurs, bon appétit! » Pas si grave? Sauf que cela ne se dit pas, pas plus que l’on ne dit: « Enchanté. » Rien ne vous interdit de souhaiter bon appétit à vos voisins de camping, qui apprécieront sans doute votre exquise affabilité. Mais en d’autres circonstances, vous passerez pour un plouc, sympathique peut-être, mais un plouc.

Les Français ne sont pas prêts à jeter de sitôt un héritage qui leur vient de la Renaissance. A l’époque, les règles étaient plutôt élémentaires. « Crache en te détournant et, si quelque saleté tombe par terre, écrase-la avec le pied afin qu’elle ne dégoûte personne », recommande Erasme dans son Traité de civilité puérile, le premier manuel de savoir-vivre de l’époque moderne.

La société de cour affinera considérablement les usages et les convenances, mais c’est surtout la bourgeoisie qui en fournira, au XIXe siècle, la codification la plus accomplie. Comme le remarque Frédéric Rouvillois dans sa passionnante Histoire de la politesse de 1789 à nos jours, le savoir-vivre suit une évolution cyclique. La Révolution française commence par déclarer la guerre aux bonnes manières. On tente de prohiber le voussoiement et on interdit « monsieur » et « madame ». En 1793, dans ses Pensées républicaines pour tous les jours de l’année, Gerlet explique sans rire que « c’est insulter ses amis que de les remercier de quelque chose »! Mais cette offensive, comme le souligne Rouvillois, n’est qu’ « un feu de paille ». Dès la chute de Robespierre, l' »antipolitesse » reflue. Napoléon officialise l’étiquette et, tout au long du XIXe siècle, le savoir-vivre ne cesse de se sophistiquer.

Des règles qui évoluent avec le temps

Au XXe siècle, avec la Première Guerre mondiale, s’ouvre un cycle où les règles s’assouplissent ou disparaissent. Fini, les subtiles distinctions entre grand deuil, demi-deuil et petit deuil, entre visites de cérémonie, de convenance ou de digestion. La pensée soixante-huitarde ne fait que radicaliser la tendance, alliée au féminisme qui ne voit plus dans la galanterie qu’une hypocrite domination. Cependant, vers le milieu des années 1980, le mouvement s’inverse. « Les grandes manifestations pour l’école libre, la mode BCBG, la critique des idées et des conséquences de Mai-68, tout ceci révèle un climat favorable à un certain retour en grâce de la politesse bourgeoise », écrit Frédéric Rouvillois. Les « nouveaux réacs » prennent le pouvoir, et les médias célèbrent en choeur le « réveil » des bonnes manières.

En 2006, Nadine de Rothschild ouvre son Académie à Carouge, près de Genève. Elle y apprend aux dames de la bonne société à tenir leur rang en respectant « les règles actuelles de la bienséance ». Un an plus tard, elle anime sur M6 l’émission En voilà des manières! Aujourd’hui, les téléspectateurs se passionnent pour la série britannique Downton Abbey. Ils y découvrent les règles subtiles et cruelles des rapports entre maîtres et domestiques dans l’aristocratie du début du règne de George V. D’autres, plus pervers, préfèrent observer les moeurs étranges des Vraies Housewives sur NT1, « cougars » californiennes friquées et siliconées aux manières contestables. Attablées devant un match de polo, elles abordent sans honte les problèmes de pilosité de leurs filles, et l’une d’elles n’hésite pas à annuler, à la dernière minute et par SMS, une invitation à un « red carpet » (sic) rien que pour le plaisir d’humilier une amie.

Nous conseillerons à ces housewives désorientées de prendre quelques leçons à La Belle Ecole. En 2006, cet établissement spécialisé dans l' »art de vivre à la française » a ouvert un département savoir-vivre. Le professeur Sébastien Talon y anime un atelier de « french etiquette » et apprend à ses élèves à faire les présentations, à se montrer galants ou à faire honneur à leurs invités. Il forme aussi au « savoir-vivre en entreprise » des gestionnaires de patrimoine, amenés à fréquenter dans des milieux choisis, et des employés de maisons de luxe ou de palaces parisiens, comme le George V et le Prince de Galles.

Les éditions Lafitte-Hébrard, qui publient le Who’s Who et le Bottin mondain, proposent également des formations à la demande pour les entreprises. « Nous avons organisé un séminaire pour un cabinet d’avocats sur le thème: « Comment tirer profit d’un cocktail professionnel? » explique Albane de Maigret, responsable du site du Bottin mondain. C’était l’occasion pour ce cabinet, qui recrute des personnes venues de milieux très divers, de faire passer, sous la forme d’un jeu de scène vivant et drôle, un certain nombre de règles de bienséance. » 

Un SMS de remerciement s’envoie dans les 24 heures

Les housewives et leurs conjoints pourront aussi combler leurs lacunes en lisant les ouvrages des modernes baronnes Staffe. Le Savoir-vivre en entreprise, de Sophie de Menthon, est régulièrement réédité, et la volcanique princesse Hermine de Clermont-Tonnerre vient de publier une nouvelle édition de son manuel de savoir-vivre au XXIe siècle. A entendre Sophie de Menthon, le respect des convenances serait presque une question de lutte des classes. « Nous assistons à une disparition des usages qui structuraient la société, à un nivellement par le bas, estime la présidente du mouvement Ethic. Face à la démagogie du laisser-aller, il y a un devoir de savoir-vivre des élites. » Hermine de Clermont-Tonnerre y voit plutôt l’expression d’une morale évangélique: « C’est s’inquiéter de son voisin, faire en sorte de ne jamais gêner. Au fond, c’est assez proche d’aimer son prochain comme soi-même. »

Les manuels contemporains ne font que répéter, en les simplifiant, les règles héritées de nos grands-parents. Ni la mondialisation ni les nouvelles technologies n’ont bouleversé le code de la bienséance. Seules quelques adaptations ont été nécessaires. « Autrefois, il était d’usage d’attendre trois jours pour remercier, afin de manifester sa sincérité, explique Sébastien Talon. Aujourd’hui, dans la plupart des cas, on envoie un SMS ou un courriel dans les 24 heures. » Les grandes règles restent les mêmes. « Les manières à table n’ont pratiquement pas changé, assure Albane de Maigret. On attend toujours que la maîtresse de maison ait commencé pour manger à son tour, on ne coupe pas sa salade avec un couteau, on ne s’empare du fromage ni avec ses doigts ni avec une fourchette, et l’on n’en redemande jamais une seconde fois. » 

L’interdit de complimenter la maîtresse de maison sur la qualité des mets servis à sa table semble tombé, mais celui de s’appesantir dans la conversation sur la nourriture ou sur la boisson reste d’actualité. Selon Louis Verardi, auteur d’un Almanach de la politesse paru sous le second Empire, « flairer le vin et le boire à petites gorgées, comme un dégustateur, est une chose grossière qui n’est permise qu’à un cabaretier qui va acheter du vin à La Rapée ». L’observation nous semble toujours valable.


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