Les 35 heures, la mondialisation et la procrastination à la française

A regarder et à écouter Jeff Immelt, le big boss du groupe américain GE, on comprend mieux qu’il ait réussi à convaincre François Hollande de donner son feu vert au rachat d’Alstom. « Le président et moi, maintenant, nous nous connaissons très bien! » a lancé le patron, souriant et charmeur, qui avait de nouveau rencontré l’hôte de l’Elysée jeudi, avant d’être ce matin la guest star du Sommet de l’économie organisé par Challenges.

Pour lui, la France a, bien sûr, quelques défauts -beaucoup trop « d’interdits qui freinent l’emploi », dit-il avec tact- mais à l’écouter, l’Hexagone reste un pays de cocagne dont le successeur de Jack Welch a délibérément fait « un hub » pour son business en Europe. « Si les Français savaient tout ce que je sais sur la France, ils auraient bien plus de confiance en eux! » a-t-il lancé d’un air malicieux, après avoir vanté la qualité de ses ingénieurs et la productivité de sa main d’œuvre.

Les imprécations de René Ricol

On s’en serait doutés : cette approche policée – diplomatique ? – ne correspond pas du tout à celui de René Ricol, célèbre expert-comptable et célèbre fort en gueule, qui fut un temps Commissaire aux investissements d’avenir, pendant la présidence de Nicolas Sarkozy. Un vrai Français, drôle, critique et râleur, comme il se doit. « Ce pays est fou! » a lancé l’associé fondateur du cabinet de commissaires aux comptes Ricol-Lasteyrie, exprimant toute son exaspération à l’égard des contraintes imposées aux entreprises.

On avait beau regarder de tous les côtés de la salle, le big boss de GE avait déjà disparu, et ne pouvait pas lui répondre du tac au tac. Restait à écouter jusqu’au bout la démonstration de Ricol: « On peut rattraper la moitié de notre déficit de compétitivité avec l’Allemagne en allongeant la durée du travail (…) Je suis scandalisé que des politiques, qui travaillent 60,70 ou 80 heures par semaine, aient installé les gens dans la misère en instaurant les 35 heures ». Et, pour ceux qui n’auraient pas tout à fait compris: « Il faut avoir le courage d’augmenter le temps de travail. Nous nous installons dans une société de loisirs, ce qui est une erreur phénoménale. »

« La France, c’est jardinage et bricolage »

Toute vérité est bonne à dire: c’était justement le thème de l’intervention de Denis Kessler, PDG de la Scor (et accessoirement éditorialiste à Challenges). « Pourquoi ne s’est-on pas préparé aux conséquences du vieillissement? », s’est-il demandé, graphiques à l’appui, citant un rapport de Michel Rocard…d’il y a 25 ans. « Pourquoi n’a-t-on pas refondé le modèle social français ? Pourquoi a-t-on refusé de développer l’épargne-retraite ? Comment a-t-on pu croire que la baisse du temps de travail réduirait le chômage ? La France, c’est jardinage et bricolage »…

Et voilà bien, d’après lui, le résultat de « la procrastination à la française ». Oui, notre pays a un problème avec la vérité, estime le professeur Kessler. Et la solution, c’est de « se tourner vers une société de la connaissance, de la croissance et de la confiance ». Mais pourquoi ne fait-il pas de politique, cet excellent orateur qui souhaiterait que « la société civile » joue un plus grand rôle dans la société ? 

« En France, on fait la gueule »

Pour en finir avec le non-désir, il faut commencer par reprogrammer les Français, estime Mercedes Erra, partisan d’une transformation profonde du système éducatif. « En France, on a un problème, on fait la gueule », résume la cofondatrice de l’agence de publicité BETC (groupe Havas), alors que la France est un des pays les plus confortables à vivre. « On n’a pourtant pas de manque de confiance à la naissance, c’est notre éducation qui met le cafard dans la tête, explique-t-elle dans son vocabulaire imagé. Et cette même chose qu’on fait aux élèves, on la fait aux entreprises. » Arrêtons d’avoir une mauvaise image de nous-même ! Pour Michel Combes, directeur général d’Alcatel-Lucent, nous devrions nous réjouir des prix Nobel de Patrick Modiano et de Jean Tirole, de la médaille Fields de Cédric Villani, ou des records olympiques du perchiste Renaud Lavillenie, plutôt que de pleurnicher sur ce que nous n’aurions pas.

Verre à moitié vide ou verre à moitié plein ? Toujours est-il qu’après une journée et demie de débats,  politiques et dirigeants d’entreprises ne sont toujours pas réconciliés. « Arrêtons de dire que les gens ne sont pas mûrs pour la transformation, ils le sont, assène Michel Combes. Ce sont les politiques qui ne le sont pas! ». Patrick Kron (Alstom) n’est pas plus tendre: « Pour un politique, un problème décalé, c’est un problème réglé. Dans l’entreprise, ce n’est pas possible ». Malheureusement,  la députée (PS) des Hautes-Alpes Karine Berger, venue de bon matin disserter sur le coût du capital avec un Patrick Artus (Natixis) citant Marx et Piketty, n’était plus là pour leur donner la réplique.

« Allons au bout du chemin, faisons l’Europe »

Restaient des chefs d’entreprise énumérant des pistes pour faire évoluer l’écosystème hexagonal. Pour Jean-Luc Petithuguenin (Paprec), la perspective d’une victoire prochaine des poids légers sur les poids lourds : « Jusqu’à maintenant, ce sont les grandes entreprises qui ont mangé les petites, dans les années qui viennent ce sont les plus rapides qui mangeront les plus lentes ».  Pour Elisabeth Ducottet (Thuasne), c’est plus d’intégration: « Il faut aller au bout du chemin et oser faire l’Europe ». Pour Nicolas Dufourcq (Bpifrance), une nouvelle perception des parcours d’excellence: « Incitons les diplômés à aller dans les PME ou les ETI au lieu de les voir se précipiter vers les grands groupes français ». Plus vite, plus petit, plus européen : peut-être la formule magique pour sortir de l’ère de la procrastination ! 


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