Les « entourloupes » de l’arbitrage Tapie, mythe ou de la réalité ?

Bernard Tapie a déclaré le 2 juin au Journal du Dimanche : « Si on découvre la moindre entourloupe, le moindre dessous de table ou quoi que ce soit d’anormal, alors dans la seconde, à mon initiative, j’annule l’arbitrage ».

Question : ce dossier complexe comporte-t-il des « entourloupes » ? Le député Charles-Amédée de Courson, auteur d’un rapport présenté à la Commission des finances parlementaire sur le contentieux Tapie-CDR réalisé en 2008 avait identifié une demi-douzaine de problèmes dans la gestion de ce dossier. Passage en revue.

1. En principe, l’Etat ne peut pas avoir recours à l’arbitrage. Et ce pour deux raisons simples: d’abord, l’Etat n’a pas à transiger, c’est-à-dire à négocier à la baisse d’éventuels dommages-intérêt dus par une partie adverse, ou au contraire accepter de payer une somme anormalement élevée à une autre partie adverse. Il doit aller en justice, faire appliquer la loi, toute la loi et rien que la loi. Ensuite, l’interdiction du recours à l’arbitrage a justement pour but d’éviter les petits arrangements entre amis : si le Crédit Lyonnais, aujourd’hui privatisé, avait dû verser 403 millions, sans doute les actionnaires et le “top management” s’en seraient-ils émus. Tandis que l’argent de l’Etat, puisqu’il appartient à tout le monde, peut très bien n’être défendu par personne en haut lieu -aucun actionnaire furieux, aucun PDG, aucun membre de conseil d’administration ne viendra se plaindre à qui que ce soit si 403 millions quittent les caisses de l’Etat pour aller dans celles d’un particulier.

2. Dans le cas en question, les documents relatifs à l’arbitrage n’ont pas été remis dans des délais raisonnables aux députés qui ont demandé à y avoir accès – alors même que l’Assemblée nationale a le droit et le devoir de contrôler les finances publiques. Un document était même partiellement illisible, ce qui, a fait remarquer à l’époque le député François Goulard, peut “relever du pénal”.

3. En principe, un arbitrage ne peut contredire une décision de justice antérieure -en termes juridiques techniques, ce serait contrevenir « à l’autorité de la chose jugée”. Or, dans le cas de l’arbitrage Tapie-CDR, il semble que le Tribunal arbitral soit allé à l’encontre des décisions rendues par la Cour d’appel et par la Cour de cassation, qui avaient nié la possibilité de « demander la plus-value résultant de la vente dont ils auraient été privés », et qui avait précisé que l’indemnisation devait simplement réparer le préjudice personnel subi par Bernard Tapie.

En clair, la justice avait décidé que Bernard Tapie ne pouvait revendiquer tout ou partie de la plus-value réalisée par le Crédit Lyonnais lors de la revente d’Adidas. Mais, en accordant 98 % des plus-values réclamées par le camp Tapie, la sentence arbitrale semble s’être mise en porte-à- faux avec les jugements rendus respectivement par la Cour d’appel et la Cour de cassation.

4. Il est extrêmement surprenant que l’Etat se soit empressé de recourir à l’arbitrage alors que la Cour de cassation venait de lui donner raison. C’est un peu comme si un justiciable qui, après que la justice lui a donné raison, s’empresserait d’aller en appel ou de demander une médiation en prenant ainsi le risque d’obtenir une décision moins favorable que celle qu’il a obtenue en justice. Et, de fait, la sentence arbitrale était beaucoup moins favorable à l’Etat que le jugement de la Cour de cassation, qui lui donnait gain de cause en lui évitant de verser 135 millions d’euros aux époux Tapie. Au final, il est extrêmement curieux que l’Etat, qui pouvait se satisfaire de cet arrêt qui lui donnait raison, ait trouvé conforme à ses intérêt de s’en remettre à un arbitrage qui, on l’a vu, l’aura conduit à verser 403 millions d’euros à Bernard Tapie.

5. Il est étonnant qu’au vu de la sentence et des montants astronomiques qu’elle le contraignait à verser, l’Etat n’ait pas cherché à tenter un recours en annulation afin de préserver ses intérêts et donc ceux des contribuables.

6. Il apparaît que des documents approuvés et validés en Conseil d’administration ont par la suite été modifiés, avec des conséquences qui se chiffrent en centaines de millions d’euros. La Cour des comptes avait relevé que la version signée du compromis d’arbitrage différait de la version présentée et approuvée par le Conseil d’administration du CDR le 2 octobre 2007. Le texte final évoque “un préjudice moral” qui ne figurait pas dans le document initial. Mais ce bout de phrase a coûté plus de 300 millions d’euros à l’Etat. Explication: dans le document d’origine, il était précisé que « le montant de l’ensemble de la demande d’indemnisation » (des époux-Tapie) était limité « à 50 millions d’euros ». Dans le document modifié, les fameux quatre mots ont été rajoutés, ce qui donne: [les époux Tapie] « limitent l’ensemble de leur demande d’indemnisation d’un préjudice moral à 50 millions d’euros”. La limitation concernant uniquement le montant du préjudice moral, et non plus l’indemnisation dans son ensemble, il devenait possible d’allouer une somme bien supérieure à 50 millions d’euros. Et c’est une somme exorbitante qui a pu, grâce à l’ajout de ce bout de phrase, être versée aux époux Tapie, alors même que le Conseil d’administration du CDR n’avait pas donné son accord pour une telle formulation. 

DOCUMENT : LES VERBATIMS DE LA COMMUNICATION DE CHARLES DE COURSON DEVANT LA COMMISSION DES FINANCES

1/ Une structure possédée et contrôlée par l’Etat pouvait-elle avoir recours à l’arbitrage ?

M. Charles de Courson : “Il est […] légitime de s’interroger plus avant sur les possibilités d’un recours à l’arbitrage pour une structure, le CDR, qui est certes constituée sous la forme d’une société anonyme, mais dont la surveillance et la gestion financière relèvent directement d’un établissement public administratif – l’EPFR. Or, le recours à l’arbitrage a toujours été exclu par principe pour les personnes publiques, ainsi que le précise très nettement, et en des termes particulièrement larges, l’article 2060 du code civil, qui dispose qu’« on ne peut compromettre […] sur les contestations intéressant les collectivités publiques et les établissements publics et plus généralement dans toutes les matières qui intéressent l’ordre public ». Le Conseil d’État a érigé cette interdiction en principe général du droit dans son avis du 6 mars 1986. (…) Le Conseil constitutionnel a rappelé, dans sa décision 2004-506 du 2 décembre 2004, que le principe de l’interdiction pour une personne publique de conclure un compromis d’arbitrage « a valeur législative ». Le recours à l’arbitrage doit donc être prévu par la loi, et l’article L.311-6 du code de justice administrative énumère d’ailleurs de façon limitative les conditions dérogatoires de recours à l’arbitrage pour les personnes publiques.”

 2/ Pourquoi l’arbitrage est-il resté confidentiel, alors qu’il engage des fonds publics soumis au contrôle du Parlement ?

M. Charles de Courson : “On ne peut que s’étonner du caractère confidentiel d’une telle procédure, qui concerne des actes privés engageant les deniers publics. Or, avec l’adoption d’une clause de confidentialité, ces actes, qui engagent les finances publiques, sont appelés à échapper à tout contrôle, en particulier à celui émanant de la représentation nationale. Cette situation est clairement contraire à la lettre et à l’esprit de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, qui dispose, dans son article 15, que « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration ». (…) Le président la commission des finances a adressé, à la fin du mois de juillet dernier, un courrier aux présidents du CDR et de l’établissement public, afin d’obtenir communication du compromis d’arbitrage. Ce n’est qu’à la veille de la présentation de la présente communication – c’est-à-dire hier après-midi – que le compromis a été transmis au président de la commission ainsi qu’à son rapporteur général. Le représentant de l’Assemblée nationale au conseil d’administration de l’EPFR s’est vu, au nom de la clause de confidentialité qui encadre la procédure d’arbitrage, refuser la communication de ce document. Il a néanmoins pu, en tant que membre du conseil d’administration de l’établissement public, consulter sur place, la veille de la présentation de cette communication, une copie de la convention d’arbitrage, l’original demeurant conservé dans un coffre. Il se doit d’ailleurs de souligner que cette copie, d’assez mauvaise qualité, ne permettait malheureusement pas de décrypter les données chiffrées figurant dans les tableaux annexés au compromis.

NDLR : Interventions de MM. Brard (député de la Gauche démocrate et républicaine), et Goulard (UMP)

M. Jean-Pierre Brard : Incroyable !

M. François Goulard : Cela relève du pénal !

M. Charles de Courson : Le fait que les tenants et les aboutissants de la procédure d’arbitrage échappent ainsi au contrôle de la représentation nationale est un élément qui devrait suffire à lui seul pour prouver le caractère illégal du recours à l’arbitrage. Seule une disposition législative expresse, soumise au contrôle du Conseil constitutionnel, aurait pu permettre d’y recourir. Soulignons en outre que le principe du contrôle de la bonne utilisation des deniers publics a un caractère constitutionnel. En l’espèce, ni la représentation nationale, ni le juge constitutionnel ne peuvent malheureusement veiller au respect de ce principe fondamental.

3/ La sentence arbitrale a-t-elle remis en cause l’autorité de la chose jugée ?

M. Charles de Courson : “Il convient de souligner que si l’article 1450 du code de procédure civile dispose que « les parties ont la faculté de compromettre même au cours d’une instance déjà engagée devant une autre juridiction », le recours à cette procédure intervient généralement en amont du litige, pour éviter que celui-ci ne soit porté devant les instances juridictionnelles. L’arbitrage n’intervient que rarement à un stade de la procédure où de nombreuses décisions de justice ont été rendues. Il est ainsi tout à fait exceptionnel de recourir à l’arbitrage après cassation et renvoi devant une cour d’appel. Il semblerait même que ce soit un cas unique. (…)

En second lieu, et par voie de conséquence, s’engager dans une telle procédure revenait évidemment à s’exposer au risque du réexamen par l’instance arbitrale de points du litige qui ont déjà été tranchés, et qui sont dès lors revêtus de l’autorité de la chose jugée. (…)

4/ L’Etat avait-il réellement intérêt à recourir à l’arbitrage  ?

M. Charles de Courson : « Le dernier jugement intervenu dans l’affaire, antérieurement au recours à l’arbitrage, était l’arrêt rendu le 9 octobre 2006 par la Cour de cassation réunie en assemblée plénière, en faveur du CDR (…) L’arrêt de la Cour conduisait à annuler la condamnation infligée par la cour d’appel de Paris au CDR Créances et au Crédit Lyonnais, soit au versement de la somme de 135 millions d’euros aux mandataires liquidateurs des sociétés de Bernard Tapie. (…)

On ne comprend d’ailleurs pas qu’un plaideur se pourvoie en cassation pour ne pas payer une condamnation de 135 millions d’euros, qu’il ait ensuite gain de cause devant la Cour de cassation et qu’il choisisse ensuite de recourir à l’arbitrage. (…)

On ne voit donc pas quel intérêt le CDR pouvait avoir à se dépêcher de mettre un terme au litige, alors même qu’il venait d’éviter la condamnation : le temps de la procédure, certes long, jouait évidemment en sa faveur et à l’encontre de Bernard Tapie. Plus encore, à la différence d’un être humain, l’État a la durée pour lui et n’a donc aucune raison d’accélérer le mouvement procédural quand il n’est pas condamné.”

5/ Le tribunal arbitral a-t-il contrevenu à l’autorité de la chose jugée ?

M.Charles de Courson : “ le compromis d’arbitrage précise que sont revêtus de l’autorité de la chose jugée l’arrêt de la Cour de cassation du 9 octobre 2006 et les attendus définitifs de l’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 30 septembre 2005.” ( …) L’article 7-1 du compromis d’arbitrage prévoit que « les parties rappellent que le tribunal arbitral sera tenu par l’autorité de la chose jugée des décisions définitives rendues dans les contentieux, notamment l’arrêt de la Cour de cassation du 9 octobre 2006 et les attendus définitifs de l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 30 septembre 2005. »

(…)

Or, s’agissant de la recevabilité à agir des liquidateurs, la cour d’appel et la Cour de cassation ont nié la possibilité pour les mandataires liquidateurs de « demander la plus-value résultant de la vente dont ils auraient été privés », limitant leur intérêt à agir à la réparation du préjudice personnel subi. En accordant aux liquidateurs 98 % des plus-values dont le groupe Tapie, dans son ensemble, aurait été privé, la sentence arbitrale s’inscrit clairement en porte-à- faux avec les jugements rendus respectivement par la Cour d’appel et la Cour de cassation. Cet élément est essentiel, car en refusant aux mandataires liquidateurs de revendiquer pour eux-mêmes un préjudice qu’ils n’avaient pas subi en propre et en cantonnant leur droit à agir dans d’étroites limites, le jugement rendu par la Cour de cassation avait logiquement pour conséquence de limiter le montant de l’indemnisation à laquelle les liquidateurs pouvaient prétendre. A contrario, l’élargissement par le tribunal arbitral de l’intérêt à agir des liquidateurs conduit à leur octroyer une indemnisation maximale, égale à la quasi-totalité de la plus-value qu’aurait pu espérer encaisser sa filiale, si le mandat avait été exécuté dans des conditions différentes. Le moyen tiré du non-respect de la mission confiée aux arbitres, au motif que les arbitres auraient méconnu l’autorité de la chose jugée, pouvait donc paraître fondé et justifier un recours en annulation contre la sentence arbitrale.”

6/ Y-a-t-il eu falsification de document ?

M. Charles de Courson: “La Cour des comptes souligne que la version signée du compromis d’arbitrage diffère de la version présentée et approuvée par le Conseil d’administration du CDR le 2 octobre 2007 sur un point important concernant la qualification de préjudice moral pour l’intégralité de la demande d’indemnisation de 50 millions d’euros au titre des époux-Tapie. La version votée par le Conseil d’Administration limitait « le montant de l’ensemble de la demande d’indemnisation (des époux-Tapie) à 50 millions d’euros ». Cette limite est affectée au contraire dans le compromis d’arbitrage au seul préjudice moral par l’ajout de ce terme à la phrase précédente : «limitent l’ensemble de leur demande d’indemnisation d’un préjudice moral à 50 millions ». C’était ouvrir la porte à une indemnisation exorbitante.”


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