Les factures de plus en plus salées des erreurs médicales

A l’américaine… Un médecin généraliste a été condamné l’an dernier, au titre de sa responsabilité civile professionnelle, pour un défaut de surveillance d’un bébé de sept mois souffrant d’une gastro-entérite et dont l’état s’est dégradé dramatiquement : l’enfant souffre aujourd’hui d’un syndrome de West lésionnel. Le montant de l’indemnisation ? 10,2 millions d’euros, a récemment révélé la MASCF-Le Sou Médical, l’assureur de ce praticien. Du jamais vu en France. Un coût exorbitant qui, s’inquiètent les médecins et assureurs spécialisés dans le risque médical, pourrait un jour ne plus être exceptionnel.

« Le montant moyen des indemnités versées tant aux patients qu’aux organismes sociaux [les 2/3 des indemnisations reviennent à la victime et le tiers restant indemnise les organismes sociaux au titre de la rente invalidité et les dépenses de santé, NDLR] est en constante hausse », confirme Perrine Bouvy, directrice Défense et indemnisation du groupe Branchet, qui assure 6.000 praticiens des blocs opératoires (chirurgiens, anesthésistes, etc…), des professionnels de santé particulièrement exposés aux poursuites de patients pour erreur médicale. Infections à la suite d’une opération chirurgicale, erreur de diagnostic aux conséquences graves, effets indésirables liés à la prise d’un médicament prescrit… Dans sa cartographie des risques opératoires qu’il vient de publier avec l’assureur américain MedPro, Branchet constate que, si cela fait quinze ans que la facture augmente, la tendance s’est accélérée ces dernières années.

Justice sévère

En cinq ans, la part des dossiers ayant ainsi abouti à une indemnisation de 500.000 euros ou plus a été multipliée par cinq ! Elle est passée de 0,5% en 2014 à 2,5% en 2018, où un « pic important » a été observé. Une explosion due, selon Perrine Bouvy, « à la sévérité des juges et aux barèmes d’indemnisation régulièrement revus à la hausse ». En outre, les Français sont devenus de plus en plus procéduriers : selon l’étude, les médecins français sont désormais trois fois plus mis en cause que leurs confrères américains… Est-ce à dire qu’ils font de plus en plus d’erreurs médicales ? Difficile à évaluer, tant le recensement de ces erreurs est ardu. « Sur le nombre de réclamations annuel que nous traitons, de l’ordre de 2000 par an, 80% ne donnent lieu à aucune responsabilité et donc aucune indemnisation », temporise toutefois Philippe Tréguier, délégué général de Fondapro, la fondation créée par Branchet en 2016 pour mener des actions de prévention auprès des médecins et patients, afin de réduire la sinistralité liée au risque opératoire.

Si les Français sont décomplexés face à ces procédures, l’explication est peut-être ailleurs. « Contrairement aux Etats-Unis, le recours pour indemnisation est gratuit en France [via la Commission de conciliation et d’indemnisation des accidents médicaux (CCI) créée par la loi du 4 mars 2002, NDLR], ce qui peut expliquer cette étonnante comparaison avec les Américains », souligne Jean de Kervasdoué, économiste de la santé. Même si les montants en jeu restent beaucoup plus élevés outre-Atlantique, où les indemnités dépassent de plus en plus fréquemment les 10 millions de dollars.

Incompréhension soignant-soigné

En France, comme aux Etats-Unis, certaines spécialités sont plus « à risque ». Au classement des plus pourvoyeuses de litiges, la neurochirurgie et chirurgie orthopédique dominent, notamment, pour cette dernière les actes liés aux prothèses de hanche ou de genou. La chirurgie bariatrique (de l’obésité), la chirurgie viscérale (intestins, estomac, etc…) ou encore la chirurgie plastique et esthétique drainent aussi leur lot de conflits avec les patients. La gynécologie, enfin, suit de près. « Les postes de préjudices entraînant les plus lourds montants d’indemnisation sont notamment le déficit fonctionnel permanent, l’assistance par tierce personne et les pertes de gains professionnels futurs », égrène Perrine Bouvy.

Mais si la majorité des mises en cause par les patients fait suite à des dommages provoqués par l’acte de soin, d’autres facteurs peuvent provoquer l’ire des patients. « Les suites d’une opération sont souvent problématiques, notamment lorsqu’il y a une prise en charge tardive de complications ressenties par le patient », relève Jean de Kervasdoué. Et le virage ambulatoire – largement entamé en France pour des actes légers de chirurgie (cataracte, varices, extraction dentaire etc…) réalisés dans le cadre d’une hospitalisation de moins de 12 heures sans séjour de nuit et qui devrait s’élargir à des opérations plus lourdes dans le cadre du plan Ma Santé 2022 – « peut faire redouter une augmentation de la fréquence des complications et donc des litiges ». 

Selon l’étude réalisée par Branchet, enfin, le poids du facteur humain et du relationnel entre le patient et le médecin n’est pas négligeable non plus. « Ainsi, les litiges résultent plus souvent qu’on ne le pense d’une incompréhension entre les soignés et les soignants, note l’économiste. Les premiers estimant avoir été mal informés sur leur opération et les suites de l’intervention, quand les derniers pensent au contraire avoir donné les bonnes explications à leurs patients ! »

Vers une explosion des primes d’assurance pour les médecins et établissements de santé ? 

Le sujet n’est pas facile à aborder chez les assureurs spécialisés dans le risque médical. Voir les montants des indemnisations flamber en inquiète plus d’un. Faut-il compenser l’explosion des litiges à grosses indemnisations en augmentant les primes des professionnels et établissements de santé en conséquence ? Chez Branchet, on garde son sang-froid, en rappelant qu’aujourd’hui, ces dossiers coûteux restent « exceptionnels ». Une goutte d’eau dans un flot de recours qui aboutissent, à 80%, sur un constat de non-responsabilité du praticien. Pour autant, même s’il paraît loin, le scénario d’une généralisation de ces sinistres onéreux  n’est pas mis sous le tapis. Même si, dit-on chez l’assureur, se rattraper sur les primes n’est pas encore nécessaire. Branchet mise avant tout sur la formation et la prévention des médecins et patients en amont pour éviter au maximum les litiges et ainsi contenir la facture liée au risque médical. « Il est frappant de constater que nos investissements dans la formation permettent de contenir la fréquence des mises en cause en orthopédie ou en bariatrie alors qu’elle tend à augmenter chez nos concurrents », se félicite ainsi Philippe Auzimour, directeur général de Branchet, dans l’introduction de la cartographie des risques médicaux publiée jeudi 14 novembre. D’autres, comme le groupe mutualiste Sham, se sentent face à une véritable épée de Damoclès. Dominique Godet, directeur général de l’assureur lyonnais, confiait récemment aux Échos qu’il estimait évoluer dans un marché « compliqué, très concurrentiel et sous-tarifé ». En cause, « la grande volatilité de l’assurance de responsabilité médicale, dont le résultat d’un exercice dépend souvent de l’issue de quelques dossiers lourds ». Cette année, rapporte l’Argus de l’Assurance, Sham a donc décidé d’appliquer des « revalorisations tarifaires ciblées » sur son portefeuille d’établissements de santé et a été plus sélectif dans les risques qu’il assure. Quitte à résilier quelques contrats ou renoncer à certains appels d’offres… 

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