Masque au bureau: pas de répit dans les open spaces

La ministre du Travail Elisabeth Borne avait averti dès le 18 août : le port du masque deviendrait systématique en entreprise à partir du 1er septembre. Le gouvernement suit la préconisation du Haut Conseil à la santé publique (HCSP), inquiet du risque de transmission du virus par l’air, recommandant la prudence alors que 24% des clusters se situent dans des entreprises (hors établissements médicaux). « Cela a le mérite d’être une règle claire et pas insurmontable, mais il faut de la souplesse pour l’adapter à la réalité des entreprises », avait alors plaidé François Asselin, président de la Confédération des PME (CPME), qui relativise les chiffres de circulation du virus sur le lieu de travail, notant que, au final, il n’y a eu que 37 clusters en entreprise à fin août, dont 12 abattoirs, sur 1,7 million d’entreprises avec des salariés.

Mais la souplesse n’est pas le fort de l’administration française. Il a fallu attendre 21h le 31 août -à peine quelques heures avant l’entrée en vigueur du « masque pour tous »- pour que l’administration publie le nouveau protocole « pour assurer la santé et la sécurité des salariés en entreprise » détaillant, sur 21 pages, la liste des réglementations. Et loin de la flexibilité demandée par les organisations patronales, le texte est un modèle de bureaucratie.

Certes, le lobbying de certaines corporations a payé : sont exemptés les travailleurs en entrepôts réfrigérés, les ouvriers en extérieur dans le BTP, en atelier, en usine, les garagistes, qui doivent fournir des efforts physiques et peuvent travailler à bonne distance… et aussi les chanteurs d’opéra qui veulent pouvoir donner de la voix et les présentateurs télé qui pourront continuer d’afficher leur sourire.

Usine à gaz

Mais pour les autres, l’injonction est bien de travailler masqués toute la journée. Les patrons craignant que cette imposition du masque, inconfortable, rebute les salariés voire les gêne carrément dans leur fonction (commerciaux, opérateurs de centres d’appels), espéraient notamment des marges de manœuvre pour la gestion des open spaces, ces plateaux sans vraies cloisons qui sont l’ordinaire des immeubles de bureaux. Ils en sont pour leurs frais. Pour que l’employé en open space puisse « faire une pause et ranger son masque à certains moments de la journée », le ministère a édicté une usine à gaz, avec trois à six critères à remplir selon l’endroit où est implantée sa société (zone verte, orange ou rouge selon le niveau de circulation du virus). Ainsi, en Ile-de-France (rouge), le salarié doit, en plus d’attendre que les plateaux soient quasi vides (pause déjeuner ou réunion), vérifier qu’il y a bien des protections en verre ou plexiglas entre les postes de travail, que le lieu offre un espace de minimum 4 m2 par salarié et dispose d’une ventilation « mécanique à extraction d’air haute », faire valider sa pause par le « référent Covid » de son open space et avoir une visière à disposition !

« Ces oukases tombant d’en haut sont contre-productives et infantilisantes, peste Christophe Salvand, directeur adjoint de l’éditeur de logiciels Innovex (70 salariés), à Strasbourg. Nous avons eu déjà cinq réunions depuis avril avec les délégués du personnel pour nous mettre d’accord sur le télétravail, les horaires décalés, la non utilisation de certains bureaux trop proches les uns des autres, le sens de circulation, et nous avons investi 3.000 euros dans des cloisons plexiglas justement pour éviter ça ! C’est du temps et de l’argent gaspillés pour rien. » Même agacement chez Boris Lombard, président groupe franco-allemand KSB (robinets industriels, 4 usines et 1.200 personnes en France), cité dans Le Figaro : « Nous avons déjà mis en place des mesures extrêmement fortes qui sont rodées et qui fonctionnent. Le risque est d’imposer une nouvelle contrainte perçue comme injustifiée. J’aurais compris que le gouvernement fixe un cadre et que la responsabilité des patrons soit engagée. Mais il faut laisser de la place au dialogue dans l’entreprise ».

Coût des règles sanitaires

De fait, ce nouveau protocole vient potentiellement remettre en cause certains des 9.000 accords d’entreprises déjà signés entre direction et délégués du personnel pour l’organisation du travail post-confinement. Et les patrons de PME s’alarment aussi du coût de ces règles, alors que fournir masques et gel à leur personnel et désinfecter régulièrement les locaux leur coûterait de l’ordre de 100 euros par salarié et par mois, selon la CPME. Pour les entreprises de moins de 50 salariés, la Sécurité sociale peut verser une aide jusqu’à 5.000 euros, mais à condition qu’une partie de la somme soit consacrée à des investissements pérennes, tels des protections en plexiglas… qui semblent justement moins utiles si le masque est quand même obligatoire !

Face à la complexité du règlement, quelques entreprises ont décidé de prendre des libertés: « On bricole, dit un entrepreneur sous couvert d’anonymat. On essaie d’ouvrir souvent les fenêtres et, selon les bureaux, les gens se mettent d’accord entre eux pour porter ou non le masque, mais on est pas à l’abri d’un grincheux qui nous signalerait à l’Inspection du travail! ». Mais la plupart des sociétés se sont résignées à imposer le masque tout le temps. « J’ai préféré l’option maximaliste : pour éviter tout contentieux, le masque devra être porté non stop, même s’il n’y a que deux collaborateurs dans des bureaux faits pour trente, c’est pas drôle mais au moins c’est clair! » indique Jérôme Petit, partner et référent Covid du cabinet de conseil en stratégie Artefact, qui compte 300 salariés dans son siège parisien. Hani Attalah, directeur général d’iviFlo, PME de cybersécurité, a fait le même choix pour ses 30 salariés du siège : « Nous n’allons pas entrer dans une situation kafkaïenne, avec tel ou tel critère, nous appliquons le masque pout tout le monde et c’est tout. » Il assure que « pour l’instant, c’est bien accepté. Si on communique, on peut désamorcer les éventuels conflits. Il ne faut pas que ça devienne du flicage. » Cependant, la société a investi pour aménager ses bureaux et créer quelques box individuels où ses commerciaux, sans cesse au téléphone, peuvent s’isoler pour parler sans masque. Surtout, elle continue de pratiquer le télétravail deux jours par semaine. Chez Artefact, les consultants sont libres de télétravailler autant qu’ils le souhaitent : « Depuis mai, beaucoup ont préféré continuer à travailler à distance et les bureaux sont restés largement vides, souligne Jérôme Petit. Et cette mesure du port de masque ne va certainement pas les inciter à revenir plus ! »

Cette dernière mouture du protocole sanitaire du gouvernement continue d’ailleurs d’encourager le télétravail, plébiscité par de nombreux salariés et largement adopté par certains grands groupes. Mais, à la CPME, François Asselin reste sur la réserve : « Nous ne voulons pas que ça devienne la norme, d’autant que beaucoup de métiers ne s’y prêtent pas, dans l’industrie, le commerce, les services de proximité. Et si c’était une solution de court terme durant le confinement, à long terme, son recours doit relever de la seule décision du patron, qui peut aussi exiger que ses salariés reviennent pour la bonne marche de l’entreprise. » Dûment masqués donc.