« Mort cérébrale » de l’Otan: pourquoi Macron a raison  

Mésalliance atlantique. Alors que l’Otan s’apprête à fêter ses 70 ans lors d’un sommet de deux jours organisé à Londres (les 3 et 4 décembre), le torchon brûle entre la France et la Turquie, deux membres éminents de l’alliance. Furieux du couplet d’Emmanuel Macron dans The Economist sur la « mort cérébrale » de l’Otan, le président turc Recep Tayyip Erdogan s’est fendu d’un tacle assassin à l’endroit du président français le 29 novembre. « Ces déclarations ne siéent qu’à ceux dans ton genre qui sont en état de mort cérébrale, a asséné Erdogan lors d’un discours à Istanbul. Personne ne fait attention à toi. Tu as encore un côté amateur, commence par remédier à cela. Lorsqu’il s’agit de fanfaronner, tu sais très bien le faire. Mais lorsqu’il s’agit de verser à l’Otan l’argent que tu lui dois, c’est autre chose. » Paris a aussitôt riposté en convoquant l’ambassadeur de Turquie vendredi soir au quai d’Orsay, dénonçant des « insultes ».

Il y a donc quelque chose d’irréel à entendre le secrétaire général de l’Otan Jen Stoltenberg continuer d’assurer, un rien hors-sol, que l’organisation est « l’alliance la plus performante de l’histoire ». Certes, l’Otan, comme le rappelle le directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique Bruno Tertrais dans une tribune au Monde, a connu d’autres moments de forte tension entre alliés : crise de Suez en 1956, guerre du Kippour en 1973, et plus récemment invasion américaine de l’Irak en 2003. Certes, l’alliance prépare pour 2020 un exercice énorme en Europe, baptisé Defender Europe 20, qui impliquera 37.000 soldats de l’alliance, dont 20.000 projetés des Etats-Unis, preuve que la relation transatlantique reste forte.

S-400 turcs

Mais l’Otan vit à l’évidence une crise historique, qui menace ses fondements même. Il y a d’abord le problème américain, probablement le plus important. Les Etats-Unis, depuis que Barack Obama s’était déclaré le « président du Pacifique », ont détourné le regard du continent européen et entamé un désengagement du Moyen-Orient. Donald Trump n’a fait qu’accélérer le processus, en appelant les Européens à plus prendre en main leur défense. « Les Etats-Unis restent notre grand allié, nous en avons besoin, nous sommes proches et nous partageons les mêmes valeurs, assurait Emmanuel Macron dans The Economist. Je tiens beaucoup à cette relation et j’ai beaucoup investi avec le Président Trump. Mais pour la première fois, nous avons un président américain qui ne partage pas l’idée du projet européen, et la politique américaine se désaligne de ce projet. On doit en tirer les conséquences. Les conséquences, nous les voyons en Syrie en ce moment : le garant en dernier ressort, l’ombrelle qui rendait l’Europe plus forte, n’a plus la même relation avec l’Europe. C’est pourquoi notre défense, notre sécurité, les éléments de notre souveraineté, doivent être pensés en propre. »

L’autre tendance inquiétante, c’est que Washington ne s’embarrasse plus de discussions avec les Européens avant de prendre des décisions ayant des applications sur leur sécurité. Ce fut le cas avec le retrait de l’accord sur le nucléaire iranien, mais aussi avec l’annonce du retrait des troupes américaines de Syrie. « Or l’Otan n’est pas que l’article 5, la clause d’assistance mutuelle, c’est aussi l’article 4 qui prévoit que « les parties se consulteront chaque fois que, de l’avis de l’une d’elles, l’intégrité territoriale, l’indépendance politique ou la sécurité de l’une des parties sera menacée », rappelle Jean-Pierre Maulny, directeur adjoint de l’IRIS. Ce qui n’est plus le cas ces derniers temps. L’autre problème majeur est la question turque. Erdogan avait donné un sacré coup de canif dans le contrat Otan en commandant le système anti-missile russe S-400, après avoir envisagé l’achat de matériel chinois. Washington avait répliqué en gelant la commande turque de chasseurs F-35. Erdogan, loin de céder, a répondu en affirmant haut et fort son intérêt pour les avions de combat Su-35 et Su-57 russes. Le lancement début octobre par Ankara d’une offensive sur les zones du nord-est syrien qui étaient sous le contrôle des alliés kurdes de la coalition anti-Daech a encore aggravé la crise entre Ankara et ses alliés. « Nous assistons à une agression menée par un partenaire de l’Otan qui est la Turquie, dans une zone où nos intérêts sont en jeu, sans coordination, déplorait Emmanuel Macron dans son interview à The Economist. Il n’y a pas eu de planification ni de coordination par l’Otan. Il n’y a même pas eu de déconfliction par l’Otan. » 

Paris et Londres ont annoncé dans la foulée la suspension de leurs ventes d’armes à Ankara. Même Jens Stoltenberg a semblé marcher sur des œufs, sans condamner explicitement l’opération, mais en appelant la Turquie à agir  » Dans ces conditions, la garantie apportée par le sacro-saint article 5 du traité de l’Atlantique nord, qui prévoit une solidarité militaire entre membres de l’alliance si l’un d’entre eux est agressé, apparaît de plus en plus théorique. « Si le régime de Bachar al-Assad décide de répliquer à la Turquie, est-ce que nous allons nous engager ? C’est une vraie question. Nous nous sommes engagés pour lutter contre Daech », rappelait Emmanuel Macron dans son interview à The Economist. « Si l’Ukraine entrait dans l’Otan, qui serait prête à se battre pour elle ?, abonde Jean-Pierre Maulny. Oui, l’Otan est un outil militaire qui fonctionne bien, sur le papier. Mais dans quels scénarios la clause d’assistance mutuelle fonctionnerait-elle vraiment ? » Le fait même de réfléchir à l’application de l’article 5 montre la profondeur de la crise de l’alliance.

Différend financier

Un autre débat affaiblit l’Otan : celui sur le partage du fardeau financier entre alliés de l’Otan, dont Donald Trump (et Barack Obama avant lui) a fait un sujet majeur des sommets précédents. Certes, le président américain a raison de souligner le déséquilibre flagrant entre Etats-Unis et Europe, et de constater que la plupart des pays européens ne respectent pas l’objectif de 2% de leur PIB consacré à la défense. Avec 685 milliards de dollars de budget de défense en 2019, Washington représente près de 70% des dépenses militaires de l’Otan, et seuls 8 des 27 pays de l’alliance (hors Etats-Unis) atteignent la fameuse barre des 2% : Bulgarie, Grèce, Royaume-Uni, Estonie, Roumanie, Lituanie, Lettonie, Pologne). Mais tous les pays européens de l’Otan augmentent désormais leurs dépenses de défense. Selon les données de l’alliance, entre 2014 et 2019, le budget militaire a augmenté de 7,7% au Royaume-Uni, 8,8% en France et 26,5% en Allemagne, quand il n’augmentait que de 3,8% aux Etats-Unis.

D’autre part, il y a quelque chose d’étonnant à voir les Etats-Unis dénoncer le faible investissement européen dans la défense, et tenter dans le même temps de torpiller les projets qui permettraient au Vieux continent de monter en puissance militairement, comme le futur Fonds européen de défense doté de 13 milliards d’euros, ou l’Initiative européenne d’intervention, espace de rencontre des états-majors pour cultiver une culture stratégique commune entre pays européens. Ce double discours s’explique par la vision mercantile du pensionnaire de la Maison-Blanche. « Le Président Trump, j’ai beaucoup de respect pour cela, pose la question de l’Otan comme un projet commercial, résumait Emmanuel Macron dans son interview. Selon lui c’est un projet où les Etats-Unis assurent une forme d’ombrelle géopolitique, mais en contrepartie, il faut qu’il y ait une exclusivité commerciale, c’est un motif pour acheter américain. La France n’a pas signé pour ça. » C’est ce mélange des genres que dénonce régulièrement Florence Parly, en rappelant régulièrement que « l’article 5 n’est pas l’article F-35″, du nom de l’avion de combat américain déjà commandé, en Europe, par le Royaume-Uni, le Danemark, l’Italie, les Pays-Bas et la Pologne.

Traitement par électrochocs

Le constat dressé par Emmanuel Macron dans The Economist semble donc pertinent : l’Otan vit bien une crise existentielle, que certains pays européens, obsédés par la nécessité du parapluie militaire européen face à la menace russe, se refusent à voir. « Les Européens sont des autruches qui ne veulent pas qu’on les réveille, parce qu’ils espèrent tous qu’après Trump, tout reviendra comme avant », estimait ce matin sur France 2 Gérard Araud, ancien ambassadeur de France aux Etats-Unis. La proposition d’Emmanuel Macron semble aussi marquée du sceau du bon sens : face à un allié américain qui se désengage, et n’a plus forcément les mêmes intérêts stratégiques, l’Europe doit prendre en main sa propre sécurité, non pas en remplacement de l’Otan, mais en complément. 

La forme choisie par le président français était-elle la bonne ? C’est toute la question. « Lorsque le cerveau va mal, le traitement par électrochocs peut être dangereux », estime Bruno Tertrais dans sa tribune au Monde. L’Allemagne, notamment, semble avoir peu goûté la méthode. « A court terme, la sortie de Macron semble avoir braqué les alliés européens de la France, qui se retrouve un peu seule, constate Jean-Pierre Maulny. Il faudra voir si, après cette première réaction assez prévisible, des discussions sur l’avenir de l’alliance sont lancées, avec un rapport à la clé. Ce serait la preuve que le discours a porté. » Le sommet de Londres qui s’ouvre aujourd’hui donnera une première indication sur l’état de la réflexion.

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