Pernod Ricard mise sur les microdistilleries locales

On dirait une petite ferme allemande comme tant d’autres dans le village de Lossburg, en Forêt noire. Trois hautes maisons coiffées d’ardoises aux cheminées fumantes encadrent une cour proprette. En contrebas, un potager déborde d’herbes aromatiques qui attirent les abeilles. Un vrai paysage de carte postale. Hormis la grille d’entrée en fer forgé qui présente la forme incongrue d’un macaque, animal fétiche de la marque, rien ne permet de deviner que cet endroit tranquille abrite la distillerie où s’élabore le gin Monkey 47, qui fait fureur dans les bars branchés de Londres, Berlin, New York et Paris. Un phénomène mondial !

Doses réduites

 » Je ne me plaindrai pas de notre succès, mais nous devons parfois modérer les demandes de nos clients car notre production n’est pas très importante, confie le maître des lieux, Alexander Stein. Nous devons accepter aussi d’avoir des fans qui achètent nos bouteilles pour les collectionner plutôt que pour les boire, ce qui est fort regrettable.  » Cet expert en marketing, passé par Nokia, a misé sur le gin, qui connaît un succès rapide en ce moment en Europe et aux Etats-Unis, en créant en 2008 cette marque sophistiquée, artisanale et ultrapremium, au visuel d’inspiration indo-britannique.

Parmi ses idées de génie, Alexander Stein a été le premier à choisir de petites bouteilles d’apothicaire de 50 centilitres (vendues de 35 à 80 euros) au design rétro, que les barmans sont obligés de placer, pour les voir, devant les grandes bouteilles de marques bien plus connues. En 2016, Pernod Ricard achète 60 % de la PME allemande, qui écoule chaque année entre 50 000 et 100 000 caisses dans 50 pays. Le montant de la transaction n’est pas révélé, mais c’est un tout petit investissement face aux deals en centaines de millions de dollars que le géant a eu l’habitude de boucler depuis les années 1990, tels Irish Distillers, Seagram, Allied Domecq, Absolut…

Ces OPA, toujours amicales, ont permis au français de devenir le co-leader mondial des spiritueux, avec ses grandes marques internationales comme Chivas, Ballantines, Jameson, Martel ou Glenlivet, distribuées partout sur la planète. Mais cette époque est révolue. Désormais, small is beautiful ! Il n’y a plus aujourd’hui de grandes marques à vendre. En revanche, il existe de nombreuses petites marques indépendantes, qui, rachetées par un grand groupe, peuvent être développées très vite. On se souvient de la vente, en 2017, de la tequila Casamigos appartenant à l’acteur George Clooney et à quelques-uns de ses amis pour 1 milliard de dollars au géant Diageo.

Experts du marketing

Quelques années après le marché de la bière, qui a vu fleurir des milliers de microbrasseries, celui des spiritueux est à son tour en plein bouillonnement, avec des microdistilleries aux ambitions locales qui ouvrent sous toutes les latitudes. Dans ce contexte, Pernod Ricard a mis la main, depuis seulement quelques mois, sur toute une série de pépites à fort potentiel, souvent expertes dans l’e-marketing et les réseaux sociaux. « Nous sommes passés des gros deals transformants du passé à l’acquisition de marques en croissance, explique Hélène de Tissot, la directrice financière du groupe. Notre modèle décentralisé nous permet d’ajouter ces marques à nos réseaux de distribution sans rien changer à leur identité ou aux recettes qui font leur originalité. » Grâce aux débouchés et aux moyens offerts par la multinationale, ces marques voient leur croissance, déjà très rapide, dopée dès qu’elles rejoignent le groupe français.

Ainsi, les bourbons virginiens Smooth Ambler et Old Scout ont été rachetés en 2016, le mescal mexicain Del Maguey, en 2017. Et, depuis le début de l’année, Pernod Ricard s’est offert le gin italien Malfy, le sud-africain Inverroche, le bourbon Rabbit Hole et le whisky texan TX, avant de lancer une OPA de près de 200 millions d’euros sur le groupe américain Castle Brands, qui détient le bourbon Jefferson’s. L’année dernière, plus de 300 millions d’euros ont été ainsi investis. « De telles acquisitions vont soutenir Pernod Ricard dans ses objectifs de croissance », observe Laura Parisot, analyste à Alpha Value.

Pressions boursières

Pour le groupe dirigé par Alexandre Ricard, ces acquisitions permettent de présenter aux actionnaires un petit mais dynamique segment baptisé speciality brands, et de disposer de produits très haut de gamme qui séduisent les nouvelles générations, les leaders d’opinion, les mixologues et les cavistes, qui détestent exposer les mêmes bouteilles que les supermarchés. Depuis un an, le fonds activiste américain Elliott, qui détient 2,5 % du capital de Pernod Ricard, scrute à la loupe les efforts de l’entreprise pour améliorer ses marges. Le management s’en défend, mais sa politique d’acquisitions n’est sans doute pas étrangère à ces pressions boursières. L’intérêt est aussi politique. Ces petites marques, rares et chères, illustrent parfaitement la discipline affichée par le groupe qui, pour des raisons de santé publique, appelle à boire moins et mieux.

Le fils de Patrick dépoussière les étiquettes maison
Il n’est pas du genre à somnoler dans les conseils d’administration, ni à profiter des avantages liés à son nom. Paul-Charles Ricard, cousin germain d’Alexandre, le PDG, et fils de Patrick, l’ex-PDG décédé en 2012, travaille au marketing dans la filiale Martell Mumm Perrier Jouët (MMPJ), dirigée par son autre cousin César Giron. Il a obtenu de ses deux aînés l’autorisation de lancer sa boutique, une gamme de flacons rares issus des caves du groupe et présentée dans d’élégantes bouteilles carrées sous la marque La Distillerie générale. « Mon nom m’a sans doute aidé à obtenir l’aide active des différentes maisons, tant mieux pour moi, tant mieux pour nous ! », confesse ce Ricard qui, comme tout salarié du groupe, vénère les marques les plus anciennes telles Suze, Lillet et Pernod. Il rêve de leur offrir des débouchés dans le segment des alcools trendy et ultrapremium, privilégié par les consommateurs modernes. La production étant confidentielle, les moyens sont limités. Paul-Charles en est à la fois le concepteur, le commercial, l’ambassadeur et le community manager, une fois terminée sa journée de travail chez MMPJ et au conseil d’administration du groupe, où il représente le holding de la famille.

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