Photonis: Paris prend les Etats-Unis à leur propre jeu

Un coup de théâtre. Après des mois d’incertitudes, de combats en coulisses entre Bercy et le ministère des Armées, d’arbitrages élyséens et de psychodrame dans l’aréopage militaire français, le groupe de défense américain Teledyne a officiellement renoncé à racheter la pépite française de la vision nocturne Photonis. Dans un document transmis le 28 septembre à la SEC, le gendarme américain de la Bourse, le groupe californien indique avoir « décidé de mettre fin aux discussions concernant son projet d’acquisition de Photonis International SAS et de ses filiales ». Teledyne explique son renoncement par les conditions imposées par le gouvernement français: une participation minoritaire dans Photonis de Bpifrance, et « des droits de veto concernant les opérations et la gestion des entreprises européennes de Photonis en France et aux Pays-Bas ».

Ces conditions, indique le groupe, rendaient l’opération impossible. « Après avoir examiné les conditions proposées et à la suite de discussions supplémentaires avec le ministère de l’Économie, Teledyne a déterminé qu’une acquisition potentielle selon les modalités proposées par le ministère de l’Économie n’était pas faisable », indique le groupe dans le document transmis à la SEC. Teledyne proposait environ 500 millions d’euros pour la pépite française, dont le chiffre d’affaires est estimé à 150 millions d’euros. Spécialiste des tubes intensificateurs de lumière, Photonis emploie près de 500 personnes à Brive (Corrèze), le plus gros site du groupe. Il équipe de nombreuses armées de l’OTAN, notamment les forces spéciales françaises.

Alerte de la DRSD et du COS

La mise en vente de Photonis par le fonds Ardian fin 2019 avait créé un des ces psychodrames dont la défense française a le secret. Invités par Bercy et le ministère des Armées à reprendre l’ETI basée à Mérignac (Gironde), Thales et Safran avaient refusé de mettre la main au portefeuille. Faute de repreneur européen potentiel, c’est l’américain Teledyne qui avait déposé la meilleure offre. De quoi provoquer une violente levée de bouclier dans le microcosme de la défense et du renseignement. Dès fin 2019, la Direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD), le service de renseignement en charge de la contre-ingérence dans les armées et l’industrie de défense, tire la sonnette d’alarme. « Le rôle de la DRSD est précisément d’alerter les autorités gouvernementales françaises sur des risques de perte de souveraineté dans des domaines stratégiques, notamment pour l’équipement de nos forces armées, indiquait le général Eric Bucquet, patron de la DRSD, dans un entretien à Challenges en avril dernier. La DRSD a effectivement perçu des signaux avant-coureurs de la mise en vente de Photonis, que nous avons évidemment transmis aux autorités en charge de ce dossier complexe. »

Même les forces spéciales françaises, d’ordinaire peu enclines à se mêler de politique industrielle, étaient montées au créneau. Dans une note au cabinet de Florence Parly, le Commandement des opérations spéciales (COS) soulignait que la technologie d’intensification de lumière de Photonis, dite au « phosphore vert », avait plus de potentiel que le « phosphore blanc » maîtrisé par les industriels américains. « Ces tubes sont d’excellente qualité, et nous donnent un avantage technologique non négligeable », assurait-on à Challenges au sein du COS en mars dernier. Les forces spéciales assuraient craindre, en cas de rachat de Photonis par Teledyne, que les meilleures technologies soient réservées aux forces américaines. Notamment des capteurs dits CMOS, en cours de développement par l’industriel français, et « nouveaux tubes intensificateurs de lumière plus compacts et très prometteurs ».

CFIUS français?

Entre un Bercy plutôt favorable à l’acquisition par Teledyne, et un ministère des Armées très réticent, l’Elysée avait finalement coupé la poire en deux à la fin du mois de juillet. La présidence acceptait le rachat par l’industriel américain, mais avec une série de restrictions imposées par l’Etat: comité de sécurité doté de droits de veto, qui filtrerait les remontées d’informations sensibles vers les Etats-Unis ; présence de Bpifrance en actionnaire minoritaire du groupe ; droit de véto sur de futurs repreneurs. L’accumulation de ces conditions semble avoir eu raison de la motivation de Teledyne à boucler l’opération.

Les Etats-Unis semblent ainsi pris à leur propre jeu. Washington pratique de longue date cette politique de restrictions en cas de rachat d’une société américaine par un groupe étranger. Le gouvernement américain s’appuie sur le Comittee on Foreign Investments (CFIUS), qui évalue tous les investissements pour déterminer leur dangerosité pour les intérêts stratégiques des Etats-Unis. Le CFIUS peut ainsi imposer des restrictions très fortes aux acquéreurs étrangers : il peut exiger que les directeurs et membres du conseil d’administration soient américains, et uniquement choisis sur une liste établie par Washington. Ceux-ci sont alors des trustees, ou proxy holders, qui ne rendent quasiment aucun compte à l’acquéreur étranger. Ce dernier peut même se voir interdit tout accès aux données industrielles et technologiques de sa filiale. Safran avait pu s’en apercevoir lors du rachat de l’américain L-1 Identity en 2011. La société américaine s’était révélée une véritable boîte noire, sur lequel le groupe français n’avait presque aucun contrôle.

Reste la grande question: le renoncement de Teledyne est-il définitif? Les épisodes récents de cette interminable saga incitent à la prudence. La formulation choisie par Teledyne dans le document de la SEC est d’ailleurs assez floue. L’acquisition n’était « pas réalisable à la valorisation communiquée », indique ainsi le groupe. Traduction: une nouvelle offre, à un prix potentiellement plus bas, ne peut pas être exclue. Car aucune offre française semble difficilement envisageable à court terme: les fonds d’investissement du ministère des Armées, Definvest (100 millions d’euros) et le nouveau fonds Definnov (200 millions), n’affichent pas une capacité financière suffisante.

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