Pourquoi il est impossible de toucher aux taxis en France

« C’est à la façon dont un pays gère le problème de ses taxis que l’on peut mesurer sa capacité à se réformer en profondeur », déclarait Jacques Attali, en 2008, alors qu’à la demande de Nicolas Sarkozy il présentait un catalogue de 316 mesures à ses yeux indispensables pour moderniser la France. Ironie de l’histoire : en charge, après Arnaud Montebourg, de faire évoluer le statut des professions réglementées, afin de les ouvrir à la concurrence et de faire baisser leurs tarifs, le nouveau ministre de l’Economie, Emmanuel Macron, était à l’époque le rapporteur de cette Commission pour la libération de la croissance française.

Le jeune ministre dispose donc aujourd’hui de tous les éléments pour mesurer la difficulté de sa tâche. A la lecture de la loi votée le 18 septembre par l’Assemblée nationale, les quelque 50.000 taxis opérant sur
le territoire français, dont 17.636 à Paris, sont bien partis pour tuer dans l’œuf cette nouvelle velléité réformatrice. Car leurs concurrents, les VTC (véhicules de transport avec chauffeur) sont enserrés dans de nouvelles contraintes, comme l’obligation de retourner à leur siège entre chaque course (sauf s’ils ont une réservation en cours).

« Ce monopole s’ajoute au monopole »

« Le même tour de passe-passe qu’en 2008 s’est joué au Parlement, affirme Pierre Cahuc, professeur à l’Ecole polytechnique. Profitant de la technicité du sujet, sous couvert d’ouverture des professions réglementées, on a renforcé la rente des taxis. » Une allégation qui fait bondir Nicolas Rousselet, président d’un groupe diversifié qui, avec les Taxis G7 et Les Taxis bleus, contrôle près des deux tiers des taxis parisiens, soit directement (avec les 763 licences récupérées par son père, André Rousselet, lorsqu’il a racheté, en 1967, la G7 en faillite), soit indirectement, avec des chauffeurs sous contrat : « La réforme des taxis est l’occasion pour de nombreux théoriciens de l’économie de se faire un nom, alors qu’ils ne connaissent pas la réalité de nos contraintes et la complexité du dossier. » Membre du comité exécutif du Medef, Nicolas Rousselet glisse aussi, en passant, que l’hostilité de Jacques Attali, ancien conseiller spécial de François Mitterrand, est due au contentieux historique qui l’oppose à son père, ami et exécuteur testamentaire de l’ancien président de la République.

Il reste que la mainmise, par un seul groupe, sur la majorité des taxis d’une grande capitale est un cas unique au monde. « Ce monopole s’ajoute au monopole, affirme Jacques Attali. Comme les céréaliers de la Beauce mettent en avant les agriculteurs de montagne pour optimiser leurs profits, la famille Rousselet avance masquée derrière les petits artisans taxis. » Avec une efficacité certaine quand on voit la façon dont la précédente réforme fut à la fois vidée de son contenu et retournée à l’avantage de la profession.

En 2008, la commission pilotée par Jacques Attali et Emmanuel Macron évaluait à 8.000 le nombre de licences nécessaires pour accompagner l’évolution du trafic aérien et ferroviaire. Elle proposait d’accorder gratuitement une licence incessible à tous les demandeurs inscrits fin 2007, de fusionner sous l’appellation de taxi francilien ceux de Paris et de banlieue, d’autoriser la maraude, comme à New York (à Paris, les taxis vides doivent se diriger aussitôt vers la station la plus proche), et de libéraliser les VTC pour atteindre, au total, 80.000 véhicules assurant dans la capitale le transport de personnes, ce qui, disait-elle, « entraînerait des créations d’emplois massives ». Et ferait, à coup sûr, le bonheur des Parisiens.

Le prix des licences a explosé

Las ! Devant le mouvement de colère des taxis – et du groupe UMP à l’Assemblée nationale –, les principales mesures de la commission Attali sont écartées. Un accord est signé, le 28 mai 2008, entre les taxis et la ministre de l’Intérieur, Michèle Alliot-Marie, qui annonce une « augmentation du nombre de taxis qui passera de 15.000 à 20.000 d’ici à 2010″. Un gros mensonge : aucune vraie licence supplémentaire n’est prévue, mais diverses mesures techniques (dont la création d’une voie réservée entre Roissy et Paris, et l’aménagement des abords des aéroports !) aboutissant à « l’équivalent » de 1.700 taxis supplémentaires…

Le texte répond en grande partie aux aspirations des chauffeurs de taxi: bénéficier de plus de couloirs réservés, être moins nombreux et travailler avec le moins de contraintes possibles. En 1995, Charles Pasqua, ministre de l’Intérieur, avait accordé aux chauffeurs qui quittaient la profession le droit de revendre les licences qui leur avaient été attribuées gratuitement. Après la pantalonnade Alliot-Marie de 2008, leur prix a explosé, passant de 180.000 à 235.000 euros. Mieux : à Orly ou sur la Côte d’Azur – où la recette moyenne est de 1.000 euros par jour, quatre fois plus qu’à Paris –, le prix des licences dépasse les 400.000 euros !

La puissance du lobby des taxis est, en tout cas, indéniable. C’est lui qui a bloqué l’attribution des licences, pas plus nombreuses aujourd’hui que dans les années 1930 ; c’est lui qui s’est opposé à une desserte ferroviaire directe entre l’aéroport Charles-de-Gaulle à Roissy et la capitale, faisant de Paris un cas unique en Europe ; c’est lui qui a empêché que soient installées des stations Autolib et des bornes de recharge électriques dans les aéroports parisiens ; c’est lui qui s’oppose à un prix forfaitaire pour la desserte des aéroports, comme c’est le cas dans beaucoup de capitales européennes ; c’est lui qui a obtenu que les voies qui leur sont réservées soient interdites aux deux-roues et aux VTC, et on en passe…

Les VTC nuisent-ils vraiement aux taxis?

Cheval de bataille actuel des taxis ? Le développement rapide des VTC, contre lesquels les chauffeurs, chauffés à blanc, ont mené plusieurs actions de blocage de la circulation, parfois accompagnées de violence contre les non-grévistes. Affolé par cette jacquerie, le gouvernement a demandé au député de Saône-et-Loire Thomas Thévenoud – éphémère ministre du Commerce extérieur dans le gouvernement Valls II avant d’en être chassé pour n’avoir pas payé ses impôts ! – de pondre un rapport qui a servi de base à la nouvelle loi.

Les chauffeurs de taxi dénoncent une « concurrence mortelle ». Nicolas Rousselet, de son côté, affirme que l’enjeu est « le remplacement des taxis par les VTC ». Ce que ceux-ci nient. « L’irruption et la croissance des VTC n’ont jamais nui aux taxis, assure Benjamin Cardoso, patron de la société LeCab, qu’il a créée en 2012 et qui emploie déjà 40 personnes, avec 400 chauffeurs sous contrat, et assure 1.000 transports Paris-aéroports par jour. Alors qu’à Paris nous ne sommes encore que 4.000, à Londres comme à New York, il y a 60.000 VTC qui couvrent le marché des courses avec réservation, tandis que 20.000 taxis assurent la maraude, c’est-à-dire la prise des clients qui les hèlent dans la rue. »

Peu de taxis réellement disponibles 

« Il n’y a jamais de taxi quand on en a besoin », entend-on dans les dîners en ville. De fait, le cas de Paris est particulier. Car avec la G7 et ses concurrents, les deux tiers des taxis parisiens, soit plus de 12.000, réalisent 80% de leur chiffre d’affaires avec des courses sur réservation. « Il en reste environ 6.000 disponibles en ville, reconnaît-on au ministère de l’Intérieur. Et même moins lorsque l’on sait qu’une grande partie d’entre eux préfèrent faire des heures de queue à Orly et à Roissy plutôt que de rester au service des clients lambda. »

Les VTC signeraient-ils la mort des taxis ? Tandis que Rousselet prend exemple sur la diminution de 65% en quinze mois du nombre de taxis à San Francisco en raison des VTC et du covoiturage, Cardoso rétorque qu’il y a de la place pour tout le monde : « A Londres, la demande pour devenir taxi est si grande que l’examen, qui exige notamment la connaissance de toutes les rues de la capitale, a encore été durci. Après quoi il faut s’inscrire sur une liste et attendre quatre ans ! » Signe, comme en France, d’un attrait persistant pour ce métier ouvert à tous, jeunes de banlieue sans qualification comme quinquagénaires ayant perdu leur emploi. Le même profil que les chauffeurs de VTC, qui se lancent avec le statut d’autoentrepreneur.

Le flou juridique autour des VTC 

Entre les taxis et les VTC, les arguments volent bas. Les VTC accusent les taxis de faire du black – ce qui explique leur réticence à se faire payer autrement qu’en espèces – et de tricher sur leurs revenus, « impossibles à évaluer précisément », selon un rapport de l’inspection des finances. Le revenu moyen déclaré tourne autour de 1.500 euros par mois, alors qu’il serait quatre fois supérieur. « En réalité, il y a un monde entre ceux qui triment pour louer leur voiture et rembourser les emprunts qu’ils ont contractés pour acheter leur plaque, ceux qui les louent jusqu’à 4.500 euros par mois et les artisans qui détiennent leur licence depuis longtemps et bénéficient d’une vraie rente de situation, explique un parlementaire au fait de ce dossier. Ce sont ceux-là qui refusent les courses qui ne les arrangent pas et préfèrent taper le carton à Roissy avec leurs collègues. »

Il est vrai que l’émergence des VTC a lieu dans un flou administratif alors que nul ne conteste – pas même les plus libéraux – que le transport de personnes doit être réglementé. « Il y a des zozos qui louent une voiture pendant les deux mois d’été pour faire du VTC vers Cannes et Monaco », s’insurge un taxi niçois. « Ils n’ont même pas d’horodateurs », s’énerve encore Raouf Mokdad, chauffeur syndicaliste parisien. « Personne n’a envie de monter dans une voiture conduite par un chauffeur non assuré qui ne connaît pas la route, ou, pis, par un obsédé sexuel déjà condamné », concède Jacques Attali, qui est favorable à l’interdiction d’UberPop, un système de covoiturage hors de tout contrôle.

Un scandale a éclaté à San Francisco. En désaccord avec son client sur l’itinéraire à suivre, un chauffeur de VTC l’a frappé d’un coup de marteau en pleine tête ! A l’inverse, les taxis accusent les VTC de concurrence déloyale : il leur suffit de payer 100 euros pour exercer leur profession, il n’existe aucun contrôle sur leurs assurances de transport de personnes. Il y a mieux, ou pis. « LeCab, par exemple, est fondé sur une tricherie, dénonce Nicolas Rousselet : pour rester autoentrepreneurs et ne pas payer de charges, les chauffeurs défalquent de leur chiffre d’affaires le prix de la location de leur voiture, ce qui est parfaitement illégal. »

En Allemagne, c’est toute l’offre du groupe mondial de VTC Uber qui a été interdite. « La protection des passagers est une priorité », a déclaré le Sénat de Berlin en expliquant que ces véhicules étaient « pilotés par des conducteurs non agréés, dont les contrats d’assurance ne couvrent pas le transport de passagers ». Même si Uber conteste cette décision qui « réduit la possibilité de choix du consommateur », le coup d’arrêt est sévère. Il est vrai que cette filiale de Google et de Goldman Sachs se développe dans le monde en foulant aux pieds toutes les réglementations. Le PDG mondial d’Uber a dit devant les maires américains qu’il « continuera à proposer des innovations sans se soucier des autorisations ». Mais le vent tourne, même aux Etats-Unis. Les VTC ne pourront rester longtemps dans l’illégalité sans être rattrapés par la patrouille.

Fabrique de l’opinion

En attendant, la crispation des taxis est totale. Pas moyen d’entrer dans le cercle vertueux de Londres ou de New York, où l’abondance des VTC et la disponibilité des taxis conduisent les usagers à abandonner leur voiture individuelle – ils en louent une quand ils en ont besoin –, avec pour conséquence une circulation plus fluide, donc un usage accru des taxis, que le New-Yorkais utilise six à sept fois plus que le Parisien. Une étude a montré que, à Londres comme à New York, les 20% de citoyens les plus pauvres consomment 1,5 fois plus de taxis que les 20% plus riches. Tout le contraire de Paris, où les 20% les plus riches consomment 40% des taxis ! « Tout simplement parce qu’en France l’offre insuffisante de taxis oblige les plus démunis à garder leur voiture individuelle, qui grève leur budget », assure Benjamin Cardoso. « En réalité, s’il y a un domaine où l’offre crée la demande, c’est bien celui des taxis, affirme Jacques Attali. Tant que les chauffeurs ne l’auront pas compris, ils réagiront violemment à toute tentative d’ouverture de leur profession. »

On est loin d’une telle prise de conscience. Si le lobby des taxis est si puissant, si leur crispation corporatiste reçoit un tel écho, c’est parce qu’il s’agit d’une profession que les responsables politiques de tout bord ne veulent pas se mettre à dos tant elle est censée fabriquer l’opinion, dans le huis clos des voitures. Mais en réalité, c’est surtout parce que la pénurie organisée arrange tout le monde, y compris les… VTC. Libéraux en parole, dans les faits, ils sont hostiles à l’octroi de licences de taxis supplémentaires. « Ce n’est politiquement pas possible, confie ainsi Benjamin Cardoso. Car si on distribue gratuitement 2.000 nouvelles plaques, comme il n’y a que 700 transactions par an, leur valeur tombera à zéro pendant trois ans ! » Difficile, en effet, de léser les taxis qui partent en retraite et ceux qui se sont endettés pour acquérir les fameuses plaques au prix fort…

Une pénurie qui arrange

Mais la pénurie arrange surtout les taxis eux-mêmes. Elle leur permet d’augmenter les prix, alors que ceux-ci sont fixés par la puissance publique. C’est ainsi que la G7, qui transporte 20 millions de personnes par an, a segmenté son offre, avec un Service Plus (5.000 voitures) et un Club Affaires (1.000 voitures) réservé aux abonnés à l’année, à quoi s’ajoute une surfacturation. On estime ainsi à 45 euros le coût moyen d’une course, contre 25 euros pour un taxi normal. S’est ainsi mis en place un système hautement hiérarchisé, confortable pour les entreprises et les gens aisés, mais qui exclut les clients normaux.    


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